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Nemes Lavinia

Grain d'os

Une pancarte indiquait « Cimetière forestier ». C’était le dernier, peut-être le bon. Ils avaient roulé jusqu’au soir, à la recherche d’un bel arbre auprès duquel le père de Lucas allait pouvoir se reposer. Du moins, c’était ce que l’oncle Thomas avait dit. La mère de Lucas avait hoché la tête en silence, l’air pensif. Durant tout le trajet, l’enfant les avait observés, essayant de déchiffrer le langage codé dans lequel ils s’exprimaient. L'enfant se sentait comme plongé dans un brouillard absolu : c’était quoi, un cimetière forestier ? Et pourquoi devaient-ils chercher un bel arbre ? On était en plein été, après tout. De plus, Lucas ne voyait pas en quoi un sapin pourrait guérir son père.

Depuis le début des vacances d’été, il ne faisait qu’entendre des mots étranges. Le monde avait commencé à tourner dans le sens inverse, comme une horloge très mal réglée. Alors que les enfants des voisins passaient leur temps à jouer dans le parc communal, Lucas était obligé de visiter son père tous les jours à l’hôpital – un bâtiment blanc et stérile qui ne lui inspirait rien de bon.

Lucas avait honte de ne pas suivre, de ne pas comprendre la situation. Tous les adultes autour de lui s’agitaient, fourmillaient dans tous les sens. Sa grand-mère n’arrêtait pas d’annoncer solennellement qu’elle priait tous les soirs – mais qui, et pourquoi ? Lucas aussi était inquiet, tout tourbillonnait dans sa tête, et pourtant il peinait à comprendre d’où venait ce chaos si brusque. Soudain, tout le monde semblait savoir quelque chose qu’il ne savait pas – et il ignorait quel danger approchait.  

 

En descendant de la voiture, Lucas vit tout d’abord les mégots. Ils semblaient avoir poussé hors du sol comme des champignons après les longs jours de pluie, et il s’en étonna. Sa mère lui avait dit qu’ils se trouvaient en un lieu sacré, un endroit où on respectait ceux qui n’étaient plus. Elle lui avait aussi expliqué que les personnes ayant vécu une vie remplie venaient ici pour trouver le repos.

Ça n’a aucun sens, pensa Lucas, surtout la nuit quand il fait si froid. En plus, se dit-il, les insectes font trop peur, ils démangent et ils piquent. Qui choisirait de se reposer ici ? La mère de Lucas remarqua la confusion du garçon, mais elle était à court d’explications. Elle se retourna vers l’oncle Thomas, le regard suppliant. Tournée à moitié vers Lucas, son pied impatient s’élançant déjà dans la direction opposée, tandis qu’elle ruminait ses pensées avec soin. Mais aucun mot ne sortit. 

Lucas trottinait derrière sa mère et son oncle. Le soleil disparaissait derrière les hautes cimes des arbres, et Lucas avait le sentiment de voir le ciel se fermer comme un couvercle. Il y avait quelque chose de sinistre dans cette forêt labyrinthique : les chemins se croisaient, puis se détachaient, les uns menant à des sentiers isolés, d’autres à des arbres fièrement dressés autour du feuillis indompté.

Son regard se redirigea vers l’oncle Thomas. Avec son ventre tout rond et ses bras poilus, il ressemblait à un petit ours, trouva l’enfant, plongé soudainement dans une torpeur joueuse. Un ours gentil ? Mais oui, l’oncle Thomas avait offert de belles orchidées à son père – ce matin encore il était venu les bras pleins d’orchidées, et quelques infirmières l’avaient aidé à apporter le reste des pots exotiques dans la chambre. Son père avait grimacé en les voyant. Il ne les aime pas, avait pensé l’enfant, mais l’oncle Thomas souriait tout seul, examinant les fleurs d’un air satisfait. Puis la mère avait demandé qu’on les enlève, et le visage de l’oncle Thomas s’était alors rembruni. 

Il avait demandé aux infirmières de déposer les orchidées dans les chambres restantes de la section palliative. « Pour la charité ! » avait-il conclu, un sourire tiré aux lèvres.

Pourquoi l’oncle Thomas tenait-il tellement aux fleurs ? 

Lucas se rapprocha de sa mère ; celle-ci sembla à peine le voir, puis, sans qu’il s’y attende, elle empoigna sa main si fort qu’il entendit ses os craquer. « Maman ! » Elle ne broncha pas. L’enfant finit par se dégager et vit que sa mère, perdue dans une profonde méditation, ne remarqua même pas qu’il s’était éloigné de quelques pas. Il resta en arrière, tandis qu’ils continuaient d’avancer entre ces arbres étranges.

Il se sentait coupable, de s’éloigner ainsi de sa seule orbite de confiance. Sa mère allait finir par se mettre à sa recherche. Mais pour l’instant, elle était trop occupée à discuter avec l’oncle Thomas. Révoltée, elle n’arrêtait pas de lui répéter qu’il devrait y avoir des noms sur les plaques argentées. Elles étaient trop vides, trop nues. 

-        -   Mais tu ne comprends pas ? Ici, ils ne sont plus que de la cendre oubliée ! s’exclamait-elle. Imagine-toi : C repose au Nord, N repose au Sud-Est, et ainsi de suite… Tout est anonyme, ici, et ça me semble si froid ! Comment est-ce que je peux le laisser…

-         -   Mais c’est ce qu’il a toujours voulu, Myriam.

 

Lucas se rappela les histoires que son père lui racontait autrefois. Il avait pour habitude de donner vie à des mots ennuyeux. C’était sa grande spécialité : il invitait Lucas à s’asseoir sur ses genoux, ouvrait une grande encyclopédie illustrée, et s’amusait à lui démontrer que la nature était une simple question d’imagination. La biologie était ennuyeuse seulement si on l’apprenait par coeur.

Il lui avait expliqué la manière dont chaque corps est constitué de milliards de petites chambres qu’on avait pris l’habitude d’appeler cellules. Chacune de ces cellules a une mission bien spécifique. Il lui racontait aussi à quel point les atomes étaient étranges. C’étaient eux qui nous reliaient au passé, au présent et au futur. Tu sais, Lucas, lui-disait-il parfois, il se pourrait que tu aies un peu de dinosaure en toi. Et un peu de tout qui a vécu avant toi !

Nous sommes tous des individus séparés, et pourtant, tout finit par se dissoudre. Et de nouveaux corps émergent. La vie se reconstruit. Oui, disait son père, parfois en rigolant, Dieu s’amuse à jouer aux cubes. Nous serons toujours, mais autrement. Lucas ne comprenait pas toujours ce que son père disait, mais il était fier d’assister à des explications aussi profondes. Il avait toujours aimé écouter son père parler.

 

Depuis quelques semaines, Lucas se demandait si la planète s’était déjà arrêtée pour retenir son souffle, sans que personne ne s’en rende compte. Elle doit bien s’étonner de ce qui se passe ici. Et puis, comment pouvait-elle continuer de tourner avec la même vitesse, avec la même énergie, si tout changeait ici-bas ?

Son père avait longtemps été un héros en blouse blanche. Un médecin dont Lucas était fier. Mais à présent, il était recroquevillé sur un lit dur, allongé comme un enfant, et il y avait d’autres Messieurs et Mesdames en blouse blanche qui l’assistaient de près. La mine grave, ils parlaient de mots sérieux, qu’ils prononçaient de manière prudente. On évoquait des tumeurs qui couraient plus vite que les traitements. Il n’y a plus de temps, Monsieur. On parlait de vilaines métastases. Ça, son père ne le lui avait jamais expliqué. La mère de Lucas lui demandait parfois de quitter la chambre. Alors, il comprenait que c’était sérieux, mais le danger flottait toujours autour de lui, sans que Lucas puisse comprendre par où il allait frapper.

Son père pourrait ne plus jamais le tenir sur ses genoux.

Il s’arrêta devant un arbre, étrangement décoré. Des coquillages et des pierres colorées à l’acrylique étaient agencées autour de quatre tulipes jaunes. Leurs pétales ployaient sous le poids du vent. L’oncle Thomas et sa mère avaient tous les deux menti. Personne ne se reposait ici.

Ils revinrent le lendemain à l’hôpital. Lucas n’aimait plus voir son père – pas de cette manière. Lorsque l’enfant le serrait dans ses bras, il sentait ses os frêles sous son pyjama flottant. Il n’y pas si longtemps, son père le tenait encore souvent sur ses épaules – et Lucas se sentait alors tout-puissant. Le maître du monde. Il était un nain sur les épaules d’un géant. Mais depuis, le monde s’était renversé : à présent c’était son père qui devait être bercé avec attention. Lucas avait l’impression qu’il se briserait s’il le serrait trop fort. Sa peau avait jauni. Plongé dans une lourde torpeur, il gardait la plupart du temps les yeux mi-clos. C’est à cause des médicaments pour la douleur, lui expliqua sa mère. Ils le rendent très fatigué.

Ce jour-là, son père sourit en le voyant arriver. C’était une grimace heureuse, et Lucas se sentit gêné. Il détourna le regard. Il voulait pleurer, mais il ne le pouvait pas. Il devait se montrer fort, tenir bon.

Un autre homme se trouvait dans la pièce blanche. Lucas le reconnut aussitôt : c’était Monsieur Sébastien, un homme au visage allongé et sérieux. Ses cheveux poivre, dressés verticalement sur son crâne, ressemblaient à une armée de piques.

-        -   Nous lisons le livre de Job, expliqua-t-il.

Cela, Lucas s’en doutait déjà. Monsieur Sébastien venait régulièrement – plus que tous les autres amis de son père – pour lui lire la Bible. Ils étaient amis depuis longtemps. Son père avait toujours dit que Dieu était un joueur indécis. Et pourtant, il avait fini par laisser Sébastien lui lire la Bible ; peut-être qu’il n’avait plus l’énergie pour émettre des arguments scientifiques. Ou peut-être que cela le rassurait. Bien qu’il ne comprît pas grand-chose à la longue plainte de Job, Lucas sentait que les mots que Monsieur Sébastien prononçait étaient importants. Durant toute la lecture, son père ne fît aucun commentaire ; il laissa les versets couleur doucement en lui.

Lucas craignait de croiser le regard de son père. Chaque jour il devenait plus faible, et chaque jour cela devenait plus difficile de croiser son regard.

Sa mère lui donnait souvent son téléphone pour l’occuper ; elle-même était trop occupée par une myriade d’obligations et de tâches. Il fallait préparait des plats spéciaux pour le régime du malade. Il fallait appeler les amis, les inviter à venir le voir avant que ça n’empire. Il fallait signer des papiers, retrouver des documents perdus, parler aux médecins. Elle n’était pas souvent près du père de Lucas. L’enfant se demandait parfois – de manière assez furtive – si elle ne fuyait pas quelque chose.

Lucas, quant à lui, gardait les yeux scotchés sur l’écran du téléphone. C’était une belle échappatoire. Il écoutait vaguement Monsieur Sébastien réciter les douleurs de Job, car il était trop occupé à tenir un restaurant d’hamburgers virtuel. C’était hallucinant, la vitesse à laquelle les clients passaient et à laquelle ils se fâchaient s’ils ne recevaient pas leur commande. Lucas préparait, grillait, empilait, emballait et servait. Les sourires électroniques le remerciaient pour son admirable effort. Sa mère l’observait de temps en temps, et se disait : cet enfant doit bien s’occuper avec quelque chose, qu’aurais-je pu faire d’autre ? Mais elle n’y pensait pas trop, à ce que cette distraction électronique signifiait. Elle était trop occupée. Et Lucas essayait de ne pas y penser non plus.

Avec l’argent qu’il avait récolté durant une journée de vente d’hamburgers, il avait pu agrandir son local, et à présent, ses clients pouvaient s’asseoir à des tables sur une terrasse surplombant l’océan, tandis qu’ils dégustaient les hamburgers pixelisés de Lucas. Il avait faim. Il aurait voulu manger quelque chose, mais les plateaux que les infirmières apportaient étaient stériles, dépourvus de tout goût.

Lucas aurait voulu arrêter ce jeu de pacotille, et sauter dans les bras de son père. Mais il avait peur ; son père était désormais devenu un monument austère. Une figure pâle qui souffrait avec dignité. Sa peau moite et ses yeux aqueux effrayaient l’enfant ; il ne pouvait pas le câliner alors que son père souffrait ainsi. Cela n’était plus comme avant. Il n’y avait plus rien de drôle. On ne pouvait plus jouer, désormais.

« Papa est-il fâché sur moi ? » se demanda-t-il. Il devait penser que Lucas l’avait abandonné. L’enfant ne savait pas contre quelle force invisible son père se battait. Il aurait voulu lui demander des explications. Mais il craignait qu’un seul mot sur la maladie agisse comme un mauvais sort ; et si parler accélérait la faiblesse de son père ? Il imaginait que dire la vérité à voix haute pourrait agir comme un poison. Une fois révélée au grand jour, il n’y aurait plus aucun pli d’espoir où se cacher. Lucas se promettait pourtant qu’il lui parlerait, la prochaine fois.

 

Un matin, sa mère réveilla Lucas aux aurores. Elle portait un lourd sac à dos. Ses cheveux étaient ramenés en un chignon sec et décoiffé. Lucas eut peur lorsqu’il vit que ses yeux étaient rougis. Elle tenait aussi un ceintre dans sa main droite, auquel était accroché un costume d’homme, noir et élégant. 

« Viens, Lucas. Il s’en est allé cette nuit. »

Et elle l’emmena ainsi à l’hôpital : sans petit-déjeuner, en l’aidant rapidement à changer de pantalon et à mettre une veste au-dessus de sa blouse de pyjama verte. La maison dormait ; un silence strident les entourait de partout. Dans la voiture, sa mère ne dit pas un seul mot. Lucas voulait comprendre. Il s’en était allé où ? Allait-il rentrer à la maison ? Pourquoi avait-elle amené le costume ? Il essaya de chercher une explication par lui-même : Papa a dû guérir, il veut quitter l’hôpital et il va revenir nous voir. Cette fois, Lucas l’écouterait sans faille. Il serait sage. Et il dirait tout ce qu’il a sur le cœur ; il n’aurait plus peur de lui dire qu’il l’aimait.

Sans que Lucas se rappelle comment ils étaient arrivés au dernier étage de l’hôpital, il réalisa que sa mère et lui se trouvaient à présent devant la chambre de son père. Numéro 223. Un jeune infirmier en sortit soudain, refermant soigneusement la porte derrière lui. Comme s’il avait passé un accord secret avec sa mère, il s’empara aussitôt du costume noir qu’elle tenait plié sur son bras, puis lui demanda de la suivre dans la chambre.

-       -   Maman, ne me laisse pas tout seul !

Lucas s’accrocha à elle. Elle baissa ses yeux remplis de larmes vers lui. Elle était sur le point de le prendre dans ses bras lorsqu’une dame en blouse blanche arriva rapidement – comme si elle était d’emblée au courant de la situation - et s’agenouilla au niveau de Lucas. Elle lui expliqua qu’elle était psychologue, et qu’elle allait le surveiller pendant que sa mère parlerait avec l’infirmier. Comme sa mère lui assura qu’elle allait revenir pour le chercher dans moins de dix minutes, Lucas accepta de suivre la psychologue.

-      -   Lucas, comprends-tu pourquoi ta mère t’a amené ici ? C’est important de dire tes adieux à ton père.

Une aura étrangement calme entourait cette dame, bien que son regard fût direct et perspicace. Elle donna quelques feuilles blanches à Lucas, ainsi qu’un gobelet rempli de crayons.

-      -   Comment te sens-tu ? J’imagine que ce que tu as vécu te laisse avec beaucoup de points d’interrogations... À ton âge, il est difficile de comprendre ce qui est arrivé à ton père…

Lucas ne dit rien.

-      -   Si tu le veux bien, dessine-moi ce que tu ressens. Tiens, prends ces crayons.

Lucas fut reconnaissant de ne pas devoir utiliser des mots. La réalité débordait, et les mots ne fonctionnaient que lorsque tout était propre, bien rangé. Ce n’était pas possible d’expliquer beaucoup avec de simples mots. Il s’empara d’une couleur et se mit à frotter la mine rouge contre le papier. Il sentait le regard de la psychologue peser sur lui. Lucas s’appliquait ; la psychologue lui fit remarquer que cela n’était pas censé avoir un sens particulier. Il pouvait tout simplement laisser libre cours à ses émotions. Mais Lucas ne pouvait pas changer de trajectoire, maintenant qu’il était lancé. Il sentait une image émerger. 

Enfin, cela prit sens. Il posa son crayon et tourna la feuille vers la psychologue. Elle étudia longuement la feuille, comme sil s'agissait de la langue d’une civilisation ancienne devant être déchiffrée. Finalement, elle releva le regard vers l’enfant, hésitant à prendre la parole.

-       -   C’est un lion, expliqua finalement le garçon. Je ne l’ai pas très bien dessiné, il lui manque la toison et les pattes. Mais il saute du frigo et il mange Papa.

-       -   Il saute… du frigo, et mange ton père ?

L’enfant hocha la tête, sûr de lui. La dame resta méditative, reposant les yeux sur le dessin malgré elle.

-      -   Pourquoi as-tu senti le besoin de dessiner cela, Lucas ?

L’image lui était apparue comme une évidence. C’était ridicule, de craindre qu’un lion sorte un jour de son propre frigo et qu’il nous dévore. Cela n’arrivait tout simplement pas. Et pourtant, c’était tout aussi ridicule pour Lucas, de s’imaginer son père, invincible, devenir en quelques semaines l’ombre de lui-même. De ne plus pouvoir jouer avec lui. De voir tout un monde s’effondrer. Il n’y avait pas de mots pour cela. Rien n’avait de sens dans cette maladie.

Sa mère était revenue pour le chercher, comme promis. Elle gardait la main de Lucas serrée dans la sienne, le guidant avec précaution vers cet étrange autel qu’était la chambre 223. Une figure sombre, horizontale, était allongée sur le lit. Sa mère pleurait. Lucas vit d’abord les yeux fixes. Ils semblaient être coincés dans le temps. Le temps d’un instant, il voulut croire que c’était un jeu, que son père allait bouger d’un instant à l’autre et que tout allait rentrer dans l’ordre. Il ne voulait pas se le rappeler ainsi. Il toucha ses mains froides, ses bras raides sous le costume repassé. Un univers venait de se refermer. Tout ce que son père avait porté en lui – toutes les pensées qu’il aurait partagées s’il s’était senti mieux – elles étaient cristallisées à tout jamais. Inconnues.

 

Beaucoup de gens étaient venus lors de la cérémonie, qui eut lieu une semaine plus tard. Ce ne furent pourtant que Lucas et sa mère qui eurent le droit de marcher jusqu’à l’arbre 5 - celui qui avait été choisi spécialement pour son père. C’était un grand chêne, au tronc imposant et aux branches majestueuses. Deux hommes inconnus portaient un lourd récipient métallique qu’ils déposèrent auprès de l’arbre. Un trou profond - probablement creusé à l’avance - se trouvait en-dessous. L’un des hommes dit simplement : « Il suffit d’appuyer sur le levier. »

Sa mère s’agenouilla et usa de toutes ses forces. Le levier ne bougeait pas. Alors Lucas, qui était resté un peu à l’écart, lui demanda s’il pouvait l’aider. Elle hésita. Mais elle se dit finalement que c’était un geste d’adieu important pour l’enfant, même s’il n’était pas capable d’en mesurer entièrement l’ampleur. Pourtant la psychologue lui avait elle-même dit que Lucas était un enfant intelligent. Qu’il comprenait bien plus que sa mère ne le pensait. Il était impossible de le protéger en gardant le silence.

Elle le laissa donc finalement appuyer sur le levier. Ensemble, ils réussirent à vider le récipient de son contenu. Le mécanisme était simple, efficace. Une fine poussière blanche s’échappa. Les hommes enlevèrent le récipient vide ; il ne restait plus qu’à recouvrir le trou de terre. La mère de Lucas étouffa un cri, détournant les yeux de la scène : l’enfant s’était agenouillé et lançait avec application des poignées de terre dans le trou. 

Il remarqua alors un minuscule grain dans le tas de terre. Il avait dû appartenir à la poussière blanche qui s’était évaporée dans l’air. Il s’en empara et l’approcha de son visage, plissant un œil pour mieux l’observer. Il était formé d’étranges filatures, qui ressemblaient à une toile de fils étroitement tissés, parsemés de trous.

Lorsqu’ils rentrèrent à la maison, Lucas alla chercher une encyclopédie médicale qui avait appartenu à son père. Et ce qu’il avait redouté se trouvait là, au chapitre de la Biologie des Os. Le même motif était illustré dans le livre – c’était la même toile de fragiles filaments troués.

Il avait tenu entre ses doigts un grain d’os.

Les mots de son père lui revinrent à l’esprit. Les atomes nous relient au passé, au présent, mais aussi au futur. Ce grain d’os était minuscule, mais en lui était reflétée toute la nature.

Lucas ne savait pas ce qu’il signifiait, ni ce qu’il allait devenir, mais il savait qu’il allait se transformer en quelque chose, tout comme Lucas lui-même allait grandir, s’élargir jusqu’à devenir un Monsieur étranger qu’il ne connaissait pas encore. Sa mère allait vieillir, et la maison qu’ils habitaient se transformerait, elle aussi. Ses amis grandiront. Et Lucas sautera, d’école en école, de ville en ville, jusqu’à atterrir quelque part où ils se poserait un instant, le temps de reprendre son souffle. Puis la vie reprendrait sa danse. Peu importe si elle n’avait pas de sens. Une chose est vraie : tout change.

La Terre n’arrêterait pas de sitôt de tourner. 

 

 

 

 

 

 


 




Envoyé: 23:57 Wed, 15 March 2023 par: Nemes Lavinia