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BLANC Nathan

La désolation des Dieux

 

« Alors c’est ça que nous avons créé ? »


Transpercé par un mélange de colère et culpabilité, il arpentait la pièce, la douce lumière de l’âtre dansant sur sa moustache décolorée par les ans.
-    Il est tout à fait impossible que la faute soit nôtre ! Soyez réaliste ; nous aurions commis une telle erreur ? Percevez-vous l’ampleur ravageuse de cette déclaration ? s’exclama-t-il d’une voix grave, l’ombre des flammes léchant son visage. Comprenez-vous tout ce que cela implique ? C’en serait fini de nous ! Nous rencontrons déjà assez de difficultés à faire valoir nos noms et notre position ; partout, nous ne croisons sur notre chemin qu’humiliation et mépris alors que nous étions jadis craints et respectés ! Alors, je vous en conjure, ne prononcez pas de pareils blasphèmes en ma présence !
-    Et pourtant, comment expliquer la présente tournure des évènements ? rétorqua une voix jeune, claire, féminine.
-    Rappelez moi… Oui, repris-t-il hésitant, vous qui fûtes autrefois mes yeux et mes oreilles sur cette terre aujourd’hui dévastée par les fléaux, rappelez moi la raison qui nous a poussé à leur création.
Lasse, engoncée dans un fauteuil débordant de luxure et pourtant d’apparence si légère, elle croisa les mains sur ses genoux, mal à l’aise.
-    Vous le savez bien… Le spectre de la solitude, ce voile d’isolement jeté sur nous, cette chape de plomb étouffante, implacable ; et nous qui nous lamentions de ne pas avoir de semblables dans cet univers, de ne pouvoir jamais découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles pensées ! Alors il nous est venue l’idée de les faire jaillir du néant, vie parmi les ténèbres, lumière parmi les étoiles, oui, nous y avons englouti plus de force que nécessaire, oui, nous avons arrêté l’expansion de l’univers pour disposer de la puissance nécessaire, oui, nous avons annihilé un million d’avenir, un milliard de sublimes trames temporelles et autant de joyaux du futur ; mais ils sont nés ! Tirés de la poussière pour les uns, de la côte des premiers pour les autres, ils ont commencés à arpenter la Terre que nous leur avons donné ; fiers représentants d’une race qui s’ignore ils étaient.
Un grognement d’approbation s’éleva de l’autre extrémité de la salle. Parmi les somptueuses colonnes sculptées dans le marbre le plus distingué, le bruit étouffé d’un corps s’affaissant dans son fauteuil se propagea paresseusement dans l’air. Un roulement inarticulé s’en éleva, se précisant peu à peu pour devenir de profondes et nostalgiques modulations.
-    Je me souviens de tout cela. C’était l’époque où je les aimais comme moi-même, où j’avais foi en eux – comment oublier ce temps béni? Innocents, ne jouissant que des fruits que nous avions plantés pour eux et de la faune qui des affres de la civilisation les protégeait, ils (sur)vivaient.
Le regard sombre, il poursuivit :
-    Puis, l’un d’entre eux, sous le coup de quelque étrange folie, s’est mis à penser. A partir de cet instant, cet homme, alors inconscient de l’étendue de son acte, scellait le sombre destin de l’humanité par l’éclairement que lui apportait son raisonnement. Peu après, il acquit le concept de la propriété, et l’imposa à ses confrères ; il en émergea tout naturellement celui de hiérarchie, source de nombreux maux, et l’espèce s’enchaîna dans ses propres fers.
Il avait prononcé ces derniers mots dans un souffle, les laissant mourir sur le bout de ses lèvres, aveu arraché de la dégénérescence d’une lignée porteuse d’espoir.
-    Allons, nous l’avions prévu… Nous savions qu’en créant une espèce intelligente, nous devions nous attendre à de pareils déboires. Et cessez donc d’être si pessimiste ! Cette espèce s’est transcendée seule ; n’y a-t-il pas matière à réjouissance plutôt qu’à désolation ? N’est ce point là ce qui devrait faire notre fierté plutôt que notre tourment ?
-    Ce le serait si ces bougres savaient vivre, au lieu de quoi ils se passionnent éperdument pour l’infamie et la destruction ! Je ne peux leur reprocher de souffrir des maux de la paresse, bien qu’ils semblent être la seule espèce affectée, mais comment tolérer qu’ils jettent désespérément le restant de leurs forces perverties en une lutte insensée et inutile ? Regardez donc : chacun d’entre eux veut le premier briller, posséder, quitte à mutiler l’autre pour y parvenir.
Le silence s’abattît sur la salle comme le froid sur l’ambre de l’automne.
-    Je ne peux le croire, reprit elle enfin.
-    Et pourtant… Désirez-vous que je vous le démontre ? Après tout, nous n’avons que quelques éternités, nous sommes encore en âge de voyager à notre gré.
-    Et nous le serons sûrement pour toujours, répondit-elle en souriant.
-    Il le faut ; partons !
Quelques instants plus tard, une douce lumière baigna les somptueuses colonnes et les riches murs, et ils disparurent dans un souffle.

*

    A leur arrivée, ils découvrirent une somptueuse vallée bordée sur le flan gauche d’arbres majestueux à la verdure éclatante, résonnant de son animalité préservée à travers les ans – terre vierge et sauvage, digne en tout point de perfection, telle fut la pensée qui traversa l’esprit des deux compagnons. Puis ils tournèrent le regard et virent l’autre versant, noir d’hommes et rouge de flammes, retentissant de détonations et de cris désespérés de femmes. On y distinguait sans peine les affres de la guerre entre les tourbillons de fumée s’élevant du sol desséché, les marques d’une haine si violemment consumée.
Descendant l’antique chemin de terre, bosselé lui aussi par les combats, menant vers le tas de ruines le plus proche, ils rencontrèrent un soldat étendu à terre. L’arme au côté, il bandait tant bien que mal les restes de sa triste jambe, élan de liberté désormais réduit à quelques vulgaires lambeaux de chair.
-    Hé bien, que faites-vous dans le triste état où je vous vois ? lui demanda le Dieu.
-    J’ai combattu, répondit-il d’une voix passée, comme on me l’a ordonné, si férocement qu’emporté par ma soif de sang j’ai marché sur une mine. C’est pour cela que de ma jambe il ne me reste qu’un triste moignon d’infirme, mais le plus désolant est, je crois, que mon sacrifice fut vain : aucun camp ne parvient à dominer l’autre. Regardez donc, étrangers, comme nous peinons au massacre de ces bêtes abominables, de ces chiens de la pire espèce. Ils se démènent comme les diables qu’ils sont, et nul d’entre nous ne saurait les surpasser en animalité.
Sur ces mots, il cracha par-dessus son épaule, et lâcha encore quelques jurons contre le camp adverse. Les Dieux, choqués et inquiets, échangèrent des salves de regards troublés, dans lesquels se lisait toute la peine qu’éveillait en eux un esprit si clôturé, enfermé dans un corps à ce point mutilé.
-    Pourquoi ? demanda la voix féminine dans un souffle. Que peut justifier le fauchage d’un si grand nombre d’âme ? Mais avant, laissez moi vous venir en aide : j’ai vu des mourants en meilleur état que vous.
Elle s’agenouilla au côté du soldat, puis s’activa obstinément autour du bandage rougeâtre recouvrant sa plaie.
-    C’est que vous venez vraiment de loin, ma bonne dame. Il n’y a bien que vous pour agir de la sorte ; jamais l’un des nôtres ne se serait embarrassé d’un infirme en des temps si troublés. Soigner un blessé, et pour quoi faire ? Un médecin sachant comment s’y prendre, ce qui est rare dans nos contrées, à autant de chance de nous tuer que de nous sauver ; jamais je n’ai entendu parler de guérison due à la médecine ; toutes viennent des Dieux que nous vénérons. Le soigneur, le vrai, celui qui dans le ciel peut lire l’avenir de chacun et déchiffrer la volonté des Dieux, nous a mit en garde : si nous ne sommes pas vaillant au combat, alors nous ne mériterons pas la grâce divine ; quiconque revient mutilé a failli à sa mission et fait honte aux puissances d’en haut ; il ne peut alors espérer aucun salut de leur part pour le guérir.
-    Comment ? rugit le Tout-Puissant, c’est au nom des Dieux qu’aujourd’hui vous vous languissez seul, souffrant et sans soin au bord du chemin ?
-    J’en ai bien peur ; en quelque sorte, je fais les frais de leur intransigeance.
-    Et cette guerre, dites moi donc : quelle en est la cause ?
-    Hé bien… Le soigneur à découvert dans les écrits anciens que la vallée entière était nôtre avant que ces barbares ne s’y installent il y a quelques siècles de cela. Alors, il nous a assuré que, selon les lois universelles qui régissent ce monde, elle nous revenait de droit. Mais la véritable motivation qui nous poussait, moi et mes camarades, à poursuivre la lutte, était que l’on raconte qu’il se trouve un gisement d’or dans le versant occupé. Vous rendez-vous compte ? De l’or !
La déesse avait interrompu son ouvrage à l’écoute de ces paroles. La plaie, miraculeusement refermée, était désormais d’une propreté remarquable dans son écrin blanc ; elle s’accorda donc quelques instants pour raisonner des propos de son patient. Jamais de si futiles et risibles causes n’auraient dû entrainer de si sanglantes conséquences, pensa-t-elle, et il faudrait fatalement y remédier tôt ou tard. Le regard glissant de l’horizon au mutilé, dévorée par le tourbillon d’émotions rugissant en elle, elle lui tint ces propos :
-    Hé bien quoi ? N’étiez-vous pas heureux sans ces inutiles richesses ? Ces terres que je peine à percevoir tant elles sont voilées par la fumée et me semblent lointaines, ne vous apportaient-elles pas suffisamment de nourriture et de satisfaction ? Il me semble que la tare qui ronge ce monde plus que tout autre est la convoitise, et je m’étonne à chaque instant de la profondeur avec laquelle elle semble ancrée dans le cœur des hommes. Qu’en pensez vous, compagnon ?
-    Vous me semblez détenir là une vérité que nul ne saurait nier, répondit-il promptement. Mais peut-être devrions-nous interroger les gens d’en face, les abominations que l’on combat avec tant de vigueur ici ; il ne faut juger d’une chose qu’en en possédant une parfaite intellection, sans quoi, vous le savez, nous nous exposons aux affres de l’erreur et à ses regrettables conséquences.
-    Puisqu’il doit en être ainsi, allons donc confronter les points de vue.
Ils partirent tous deux après un bref adieu au soldat qu’ils remercièrent et bénirent ; on raconte qu’ayant découvert le sens de sa vie et la fortune lui ayant miraculeusement sourit, il avait quitté le pays dans la semaine pour en découvrir quelque autre plus humain, afin d’expérimenter l’éclairement que pouvait lui apporter le raisonnement, tout en embrassant de la sensibilité nouvelle de son être les Arts les plus fins et les plus délicats. Il serait même allé jusqu’à créer une école en son nom quelques mois avant sa mort, devenant alors une fierté nationale dont le peuple d’adoption s’enorgueillissait. Ô, de quelle versatilité l’existence est donc la victime ! Si une seule rencontre, un seul discours, une seule parole peut engendrer en ce monde renommée et succès, qu’est-ce donc que la notion de mérite individuel ? Il semble qu’ici bas l’on crée du mal aussi aisément que l’on respire ; il en émane inconsciemment et sans cesse de certains êtres, pour qui chaque prétexte semble être bon afin de semer la discorde dans le cœur des Hommes, que ce soit en leur promettant mille richesses ou simplement en flattant leur égo. Dans cette garenne d’humains qu’est la Terre, où la plus intelligente des espèces recherche la liberté en s’asservissant de son propre chef, où le bon sens ne parvient jamais à se répandre avec assez de force pour pénétrer la majorité des esprits, jamais des Dieux ne furent aussi désolés par leur création.

*

    Une fois la zone de combat contournée et l’autre camp rejoint en usant de quelques ruses propres aux être surnaturels, les Dieux découvrirent une large place entourée de bâtiments à moitié dévastés ; des tentes d’un rouge sang étaient dressées sur les pavés, et l’on distinguait un peu plus loin de l’artillerie luisant sous le soleil de plomb, prête à cracher son souffle de mort. Il régnait dans le camps l’agitation calculée des journées de guerre ; fantassins et officiers se croisaient, la sueur perlant sur leurs fronts, sans un regard l’un pour l’autre. De temps à autre, des ordres criés rompaient l’étrange silence. Alors, l’atmosphère semblait redoubler de tension et les gouttes des hommes de volume ; chacun voulait s’enfuir mais tous restaient, paralysés par d’hypothétiques représailles, sentant le joug d’un courroux qui ne manquerait pas de les frapper si manquement aux ordres il y avait.
Les Dieux eurent à peine posé un pied dans l’enceinte du camp que déjà un homme mouillant dans son uniforme inutilement décoré, vitrine honteuse de sa connaissance des sciences de l’extermination planifiée, se précipitait vers eux. Bien que vieillissant, son pas était sûr, et il transpirait l’autorité. Nul être sain d’esprit n’aurait espéré conserver sa tête après lui avoir tourné le dos ; c’est donc confiant qu’il les aborda, sûr de sa force, les considérant de toute son illusoire grandeur comme autant de temps perdu.
-    Votre matricule ? leur demanda-t-il sèchement. Je vous rappelle que nous sommes en guerre, bande de tire au flanc, et que toi, la femme, tu devrais être aux cuisines depuis l’aube !
-    Ola ! Nous sommes étrangers ; que nous vaut donc la rudesse de cet accueil, militaire ? lui répondit le dieu. Est-ce donc ainsi que l’on traite ceux qui payent de leur vie la défense de leur patrie ?
-    Je n’ai à me justifier de rien devant vous ! Courrez aux armes, sans quoi c’est dans un cercueil que vous pourrez pavaner avant le dîner!
Les deux êtres surnaturels, contraints et forcés par une étrange ironie du sort de servir eux aussi la tyrannie humaine, se voient remettre fusils et tenues ; on les mesure, on les pèse, on vérifie leur force physique jusqu’au déclin du jour. Puis, on les enferme avec d’autres dans l’une de ces tentes aux teintes sanguines. Disposés par rangées, paillasses et lits de fortune sont soigneusement alignés à l’intérieur selon la plus classique des rigueurs militaires. Les écrasant de tout leur poids, croulant sous la crasse et l’épuisement, quelques soldats de bas rang s’y étendent et, rassemblées entre elles dans un coin, les plus jeunes recrues. Ceux-là parlent encore d’idéaux à défendre, de paix à protéger, d’honneur et de justice. Ces autres, coutumiers des affres de la guerre, n’évoquent que les multiples souffrances les assaillant sans cesse. Lorsqu’ils furent interrogés sur la nature de l’ignoble cause ayant déclenchée de si terribles affrontements, il leur fut répondu qu’il fallait incriminer les Dieux, puisqu’en plus d’avoir insufflé l’idée de reconquête à leurs ennemis, ils n’avaient entendu aucune prière, aucune supplication implorant paix et pitié. C’est bien là toute la force des prêcheurs malhonnêtes : il est bien plus aisé de pousser les hommes à s’entretuer en les faisant l’outil d’une volonté supérieur, implacable, divine, qu’en leur montrant la crue réalité.
Injustement injuriés de la sorte, jugés coupables par la seule folie des hommes, ils patientèrent tristement jusqu’au règne des ombres. Alors, usant de procédés interdits aux mortels, ils se lovèrent au creux de la nuit et disparurent au milieu des ténèbres.

*

-    Voilà, nous y sommes, tonna-t-il. Nous savons désormais ce dont ces êtres sont capables, et nous ne pouvons l’ignorer plus longtemps. Que faire, alors ?
-    Seulement ce que nous pouvons, et rien de plus. Il est plus bas un monde vaste, peuplé d’autant de crapules que d’esprits remarquables. Mais que faire ? L’évolution les a abrutit, et il semble que ce soit toujours le plus cruel qui commande aux plus avisés.
-    Voilà qui résume le problème, mais ne le résout point. Il est temps, je pense, d’agir en faveur des opprimés : voyez combien d’âmes brillantes ont rejoint les jardins éternels depuis que nous avons visité les funèbres champs desquels on les a ôtés !
-    Par centaines elles se comptent déjà, se désola-t-elle. Ah, si seulement ils saisissaient la nature de l’autorité, s’ils pouvaient se soulever contre l’aveugle puissance qui les enchaine ! Qu’ils soient en décalage, hors d’eux, fiers tourbillons humains à la viscosité vivace, qu’enfin ils se transcendent et cessent de dépendre de fantômes, qu’ils oublient les axiomes, que sur nos promontoires divins enfin ils montent !
Les alcôves résonnèrent encore de pareils discours des heures durant, jusqu’à ce qu’un mot, un seul, prononcé dans un murmure d’espoir, brise enfin l’anarchie croissante : guide.

*

Cette nuit là, quelque part sur Terre, un homme désarma puis jeta son arme dans le sable fin. La barbe légèrement argentée par la majesté de la Lune, le regard tourné vers l’infini, il prit conscience de l’étendue du monde méconnu, essentiel et ravagé qui l’entourait. Sans un bruit, il griffonna rapidement quelques mots sur un vulgaire papier et le déposa à côté de l’instrument de mort, coincé sous une pierre granuleuse. Alors, sans un bruit, l’esprit empli d’idéaux nouveaux, titubant dans l'immensité indomptée, il s’éloigna de ceux qui ôtent la vie, habité par un feu nouveau, brûlant d’un désir de paix et d’harmonie.
D’aucuns aiment à se rappeler     que l’aube état faite d’or ce jour-là, d’autres que leur esprit riait d’une douce et fulgurante folie. Pas un n’osa souiller l’atmosphère de sa rigueur militaire ; un accord fut soudain signé entre les deux parties, et le théâtre de la guerre fut bientôt celui de la réconciliation ; chants et fêtes furent organisés d’un commun accord, et les soldats devinrent plus pacifiques encore que de frêles agneaux. Jamais l’un d’eux n’osa plus ensuite blesser ou mutiler ; la vie est bien trop courte et précieuse pour ces sombres futilités, riaient-ils.
On raconte qu’en ce jour et en ce lieu, d’entre les dunes rondes et dorées, le premier des Révélateurs était né.
 




Envoyé: 10:14 Sat, 28 March 2015 par: BLANC Nathan