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HAAS Romain

Un café vénitien

 

Le soleil d’août avait à peine chassé la nuit pluvieuse et dévoilé un ciel azuré sans le moindre nuage, que Richardson avait quitté la chambre chaude où sa femme dormait encore. Il sortit sur la terrasse encore froide et mouillée de leur hôtel, à Venise. Les camerieri venaient d’y préparer les tables et l’accueillirent avec un grand sourire. Les autres touristes dormaient encore. La veille on avait donné une grande fête sur la piazza San Marco. Ils s’y étaient amusés beaucoup, entre la masse des Vénitiens sous leurs beaux masques, illuminés par les feux d’artifice. La fête aurait certainement encore duré plus longtemps, s’il n’y avait pas eu cette pluie torrentielle qui s’était abattue sur la ville entière. En tout cas cela aurait été une très belle fête jusqu’à ce que, mais voilà, c’était comme ça et il ne fallait plus y penser et d’ailleurs le cameriere venait de lui apporter son café. Richardson le remercia, puis fit tourner sa cuillère dans la tasse. Contrairement à sa femme, il l’aimait bien fort, le café, surtout le matin, ce matin encore plus après cette soirée infernale, mais bon il ne fallait plus y penser, car ce n’était pas sa faute.

Il déposa sa tasse, piqua deux fois dans son assiette et laissa vagabonder son regard sur le canal qui coulait le long de l’hôtel et qui le séparait de la Chiesa di Santa Maria della Salute à sa droite. À gauche, il vit l’Isola San Giorgio et la fin du Canal Grande qui se jetait dans la lagune, vis-à-vis du Palazzo Ducale. Et en haut, sur l’immeuble vis-à-vis de l’hôtel, il vit ce grand panneau vert, qu’il avait déjà remarqué dans toute la ville : Venezia è una vera città. Évidemment que Venise était une vraie ville et pas une coulisse comme dans ses nombreuses productions !

Aucune gondole ne troublait le calme de cette rue d’eau qui semblait apparaître de nulle part derrière les palais pour enfin se confondre avec les grandes mers, le tout sous les yeux des grandes églises et du doge. On entendait parfois les cris d’un oiseau, d’une colombe qui passait, le bruit d’assiettes qui étaient rangées dans la salle à manger à côté. Et pour le reste, Richardson admirait la douce mélodie des mers, cette calme valse des vagues qui reflétaient les façades des palais et qui faisaient danser les gondoles dormantes sous des couvertures bleues au lent rythme de leur concert.

Richardson était à présent tout à fait seul sur la terrasse, les camerieri s’étant retirés pour préparer le buffet. Certainement, lui, l’autre, aurait la meilleure vue sur la lagune toute entière. Mais il n’aurait pas ce calme ! Il serait déjà entouré de milles autres touristes qui aiment regarder l’aube tout en mangeant un croissant, en riant, en montrant du doigt le campanile, les bateaux de luxe, les premiers vaporetti amenant les visiteurs, tout en rêvant d’être parmi tous les grands personnages qui avaient séjourné dans cet hôtel à côté du palais du doge, Musset, Proust, Byron, les stars du nouveau monde (que Richardson connaissait mieux que l’autre) et presque toutes les têtes couronnées (que l’autre connaissait mieux que Richardson).

Mais qu’importe ? Il savait qu’il pourrait se permettre de payer la chambre la plus chère dans n’importe quel hôtel du monde, mais il ne voulait pas séjourner où séjournait l’autre, parler au même concierge que l’autre, croiser l’autre entre les fromages et la charcuterie et surtout, il ne voulait pas voir manger sa femme sur la même terrasse que l’autre. Comme ça, il était soulagé, non plutôt heureux, d’avoir son calme pendant qu’il buvait son café.

Pouvait-il encore faire confiance à sa femme après le fiasco de la nuit ? Non, c’était certain, il fallait partir, le jour même encore, payer la note, prendre le vaporetto, puis le train et continuer le voyage comme il l’avait organisé, vers Vienne, où son avion l’attendait déjà pour le reconduire en Californie, où l’attendait encore un long travail sur son film d’Othello et où le comte ne serait pas. Le seul problème, c’était que sa femme ne voulait pas partir. Elle voulait rester, profiter encore du climat, visiter Murano et les expositions d’art.

Richardson se laissa retomber dans sa chaise, de laquelle il s’était levé sans le remarquer, pour contempler l’église en face.  Un couple de touristes s’était assis à côté et ils se contemplaient de leurs yeux brûlants de passion. Richardson se sentait suer et détourna la tête. D’un minuscule canal à côté de l’hôtel sortait une gondole et entrait sur le Canal Grande, entre la terrasse et l’église de l’autre côté. Dès lors, le calme fut dérangé par les chants du gondolier et les exclamations de surprise des touristes japonais qui faisaient illuminer l’église et éblouir Richardson sous les foudres de leurs téléphones portables. Ils ne comprenaient pas le chant du gondolier et ne tardèrent pas à se lancer sur leurs portables pour partager leurs impressions avec leurs familles et leurs amis qui n’avaient pas la chance de faire ce voyage. Une vague fit basculer leur gondole, ils éclatèrent de rires aigus, tandis que Richardson restait muet comme les édifices photographiés.

Son propre voyage de trois semaines avec sa femme avait vraiment été très beau, tout avait fonctionné comme il l’avait planifié, de leur arrivée à Naples, en passant par leur trajet en train vers Rome, Florence et puis Venise. Rien n’avait troublé leur bonheur et l’avion se trouvait déjà à Vienne prêt à partir. Non, aucun malheur, aucun hasard imprévu n’était intervenu dans leur premier voyage en Europe. Dans deux ans, peut-être, ils pourraient visiter la Scandinavie, l’Angleterre et la France, sa femme rêvait tellement de voir le Louvre. Mais non, c’était à Paris que l’autre avait son domicile, ils se rencontreraient sans aucun doute, non, il fallait éviter Paris.

L’autre sûrement était moins riche que lui. Oui, un comte pouvait avoir un vieux château en ruine quelque part en Bretagne, des terrains, des forêts, un vintage, mais certainement, il n’avait pas de studios en Californie, pas de villa avec vue sur la ville du film et ses acteurs certainement n’avaient pas reçu d’Oscars, ni d’étoiles sur un boulevard pour leurs rôles dans les films que lui, il avait produits, supervisés de la première à la dernière seconde.

Il l’avait déjà remarqué à Rome dans les musées d’art, l’autre qui contemplait sa femme comme une statue romaine. Et puis à Florence, c’était le même procédé machiavélique, il venait, commençait une discussion, la flattait, montrait son charme aristocratique, dévoilait son existence de comte et son amitié avec les ministres, puis expliquait qu’il était comme eux en Italie pour profiter du climat, puis voulait déjà les inviter à un verre, sa femme acceptait, lui il devait intervenir, inventer une excuse ridicule et partir le plus rapidement. Entre Florence et Venise, il n’avait plus aperçu le comte, le croyant déjà loin dans les bras d’une duchesse, mais maintenant, il était à Venise comme eux, heureusement dans un autre hôtel.

Il serait faux d’affirmer que Richardson ignorait les causes de ces désastres. Depuis presque une année, il sentait ce gouffre abyssal qui se creusait inlassablement avec de petits coups de pelle entre lui et sa femme, s’agrandissant continuellement, avec chaque nuit passée dans les studios pour un nouveau film, chaque jour d’absence où il devait pendant des heures assister aux conférences de son bon ami le sénateur qu’il soutenait dans sa campagne pour le poste de gouverneur, chaque minute passée avec des acteurs, des banquiers, des journalistes, mais aussi avec chaque exposition ou concert qu’elle visitait seule, chaque campagne de charité qu’elle soutenait seule, chaque toile qu’elle peignait et chaque livre qu’elle lisait et où elle n’avait pas de mari à ses côtés pour en discuter. Ce voyage aurait pu les rapprocher, mais toutes les statues dans les musées ne le regardaient que de leurs yeux vides, alors qu’ils semblaient raconter mille histoires à sa femme. Et puis, il y avait eu le comte, ce fameux comte, jeune expert d’arts, de musique, savant en histoire et en littérature, écrivain célébré pour la finesse de son style, sa richesse d’images et la beauté incantatoire de ses paroles, un véritable magicien de ce monde du passé qu’il faisait renaître à travers son regard plein de passion et de noblesse, à chaque vers de Lamartine qu’il chantait. Et surtout, il avait du temps, infiniment, pour parler de tout et de rien.

Au début, Richardson n’avait point imaginé sa femme capable de se distancer de lui en faveur du comte. Que pouvait-il offrir de plus ? s’était-il demandé sincèrement. A présent, il le savait et ce n’était pas uniquement la réponse qui le faisait frémir. Non, ce qui déclenchait en lui cette angoisse, c’était de ne pas l’avoir compris bien plus tôt.

Mais hier, la situation avait escaladé lors du bal. Sous les masques, il n’avait pas reconnu le comte, il avait été séparé de sa femme et il l’avait retrouvée dans un coin lugubre d’une rue étroite, dans les bras de l’autre. A l’écart des autres touristes, il les retrouvait, le comte sur le point de l’embrasser, mais Richardson était naturellement intervenu, l’avait giflé, lui avait fait comprendre de ne plus jamais oser toucher sa femme. Mais alors, elle arriva, cette terrible dispute hurlante avec sa femme dans les rues silencieuses de la nuit vénitienne. Non, il n’avait pas exagéré ! Non, il n’était pas jaloux ! Non, il n’était pas coupable ! Bien sûr qu’il comprenait la situation, elle s’était laissé séduire, c’était sa faute à elle ! Et puis, plus rien, aucune parole. Il avait dormi sur le canapé. Et ce fut à ce moment où il passa en revue tous ces évènements, qu’il comprit que, ce qui avait attiré sa femme dans les bras du comte, était d’une toute autre nature et d’un tout autre niveau qu’il avait imaginé.

Quand Richardson voulut boire son café, sa femme arriva sur la terrasse. Il déposa sa tasse et la regarda. Le soleil italien illuminait ses longs cheveux d’or au luisant éclat de bronze, sa robe de neige, ses sandales d’argent, les perles autour de son cou si fin, et son alliance aux diamants si brillants, incrustés dans une couverture d’or coruscant. Mais Richardson ne vit que ses yeux rouges criant de fatigue, qu’elle avait cachés sous une couche épaisse de stuc. Elle aussi se sentait coupable pour ce qui était arrivé. Elle songea un moment à dire quelque chose. Mais dès qu’elle vit qu’il avait déjà commandé un café pour lui seul, elle rentra dans l’hôtel pour remplir son assiette sur le buffet. Richardson restait assis, caressant son propre anneau, sans rien dire, au milieu des autres touristes, riant et bavardant au sujet de la fête du jour précédent et qui venaient de prendre place sur la terrasse. Et il trembla presque sous ce désir profond et intense de mêler sa voix à celle des touristes à côté dans cette cacophonie des rires infirmes et des langues inconnues, de barbouiller sous une inondation de larmes brûlantes, une seule supplication désespérée, de sortir un profond pard… Mais le souffle lui fit enfoncer une épée dans la gorge et le cœur, il suffoqua et se laissa retomber sur sa chaise. Sur la table à côté, il vit un prospectus touristique, il le prit et commença à le feuilleter, sous une vague de chaleur accablante. C’était une brochure d’une exposition sur l’importance de Venise au Moyen Âge et ses relations économiques, inspiration possible pour un nouveau film historique, mais il ne réussit pas à distinguer les lettres. Sa femme arriva avec son assiette. Elle s’assit et commença à manger. Richardson la regarda, un cameriere apporta deux chocolats au lait. Il chercha une explication dans le regard de sa femme. « C’est mieux pour tes nerfs que ce café », lui dit-elle. Il ne répondit pas. Il ne pouvait plus supporter son regard. Il faisait comme s’il n’était pas coupable.

Richardson commença doucement à boire son chocolat qui lui brûlait la langue, et ses yeux, comme par hasard, tombèrent sur la brochure. Et alors s’ouvrirent devant lui les portes de cette grande salle de classe, où il s’asseyait, dans la dernière rangée, tout trempé des avalasses qui s’étaient abattues sur lui en ce mois de novembre-là. Il était en retard, il avait encore attendu sa femme, qui à ce moment-là n’était qu’une étudiante de 17 ans parmi les autres, une jeune passionnée d’art qui fréquentait, une fois par semaine, le même cours magistral d’histoire. Et puis, elle arriva aussi, lui apportant un chocolat au lait bien chaud qu’elle avait acheté à la hâte avant d’entrer dans l’auditoire. Et ils restaient là, écoutant le cours comme on écouterait une lointaine musique. C’était un cours sur les villes et leur importance dans la société médiévale. La ville était alors un lieu, où se rencontraient les paysans des alentours, les marchands, les seigneurs en voyage, les pèlerins, les savants, où se mélangeaient histoires des croisades, rumeurs, légendes, un lieu de savoir, d’économie, d’architecture, mais aussi de criminalité et de mort. C’était un lieu où tout se confondait, un lieu de réunion. Et Richardson et sa femme restaient assis dans ce cours, buvant leur chocolat, main dans la main. Il caressait ses cheveux d’or et ils ne pouvaient arrêter de sourire, tandis que le ciel orageux se dévoilait peu à peu sous une lumière dorée. Ce fut la première fois qu’ils allèrent dîner ensemble.

A ce moment, Richardson fut secoué par les chants d’un gondolier. Une nouvelle gondole venait de traverser le canal et se dirigea lentement vers le palais ducal, poussée doucement par les eaux des canaux qui se répartirent entre la ville, l’Isola San Giorgio et la lagune. Et de nouveau, la Chiesa et les palais éblouirent sous les photos des Japonais. Il savait que, sur leurs photos, ils verraient aussi ce panneau vert, aux lettres d’or : « Venezia è una vera città ». Il sentit qu’un tremblement se répandit dans sa tête et se vit seul, tout seul sur le balcon d’un des palais vénitiens, au milieu de ces trésors, tout un paradis à ses pieds, un paradis lentement englouti par les eaux, alors que sa gondole d’or disparaissait lentement dans les brouillards ténébreux des canaux.

Sa femme le regardait : « Je suppose que nous partons immédiatement pour Vienne, où notre avion nous attend. » Richardson se leva : « Non, honnêtement, j’aimerais rester encore quelques jours ici, pour visiter la ville et les îles aux alentours. » Il se tenait tout droit devant elle et ils se regardaient pendant au moins une éternité, tellement longtemps qu’il sentait son cerveau bouillir d’angoisse. Sa femme se leva et rentra dans l’hôtel sans se retourner. Richardson, ne sachant s’il devait hurler ou pleurer, la poursuivit en courant à travers les couloirs de marbre et avec chaque pas qui faisait crisser le marbre entre les tapis, il entendit et vit les rires imminents, infirmes et infinis du comte. Quand il la rejoignit enfin, elle était en train de parler au concierge, demandait quelle exposition ils pourraient visiter. Les lèvres de Richardson tremblèrent sous ses transports et une seule parole, minuscule, presque impossible à entendre, vaguait de son âme et arrivait aux oreilles de sa femme. Le concierge leur proposa une exposition sur les œuvres majeures de Klimt. Ils acceptèrent ensemble.

Quand ils furent assis dans la gondole, l’un à côté de l’autre, vaguant sur les eaux cérulées de la lagune au rythme de leur valse onirique, Richardson crut apercevoir pour un moment, entre deux palais de marbre, dans un coin lugubre d’un canal étroit, dans une autre gondole, le comte, dans les bras d’une autre femme. Il savait que sa femme ne pouvait pas les avoir aperçus. Elle regardait devant elle, ne tournant point sa tête, comme si elle ne voulait pas regarder dans le même coin que son mari. Car les deux étaient à présent conscients de ce qu’ils avaient fait et ils se pardonnaient. Le soleil avait atteint son zénith et sous ses rayons d’or, Richardson commença à caresser doucement les cheveux de sa femme. Il sentit que sa main était devenue toute chaude et que son alliance se confondit avec la sienne. Et leur gondole s’enfonçait paisiblement entre les autres bateaux sur le Canal Grande au rythme sommeillant du concert des vagues et se dissolvait dans un mélange de couleurs et de lumière dans cette grande fresque. Ils admiraient le Baiser, avant même qu’ils ne l’aient vu.

Et pendant tout ce temps, le café de Richardson se trouvait encore sur la table de la terrasse, sans avoir été bu. Il était déjà froid quand un cameriere le prit et l’emporta dans la cuisine. Il avait perdu toute sa chaleur, toute sa force. Toutes les épices qui l’avaient fait brûler s’étaient consumées. Il avait perdu ce qui lui donnait ce caractère fort, violent, batailleur, enragé, supérieur à toutes les autres boissons. Il avait perdu sa passion fiévreuse, l’avait échangée contre une goutte de temps et de tendresse retrouvés. Sous les vents de Venise, il était devenu doux, amoureux et mélancolique, comme un chocolat au lait.

 




Envoyé: 17:06 Mon, 11 March 2019 par: HAAS Romain