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Haas Romain

La Bibliothèque

 


D’abord, il faut que je vous dise : je n’aime pas la littérature, mais alors pas du tout. Je n’aime ni la littérature française ni la littérature allemande ni la littérature anglaise ni la littérature italienne ou espagnole ou danoise ou chinoise ou américaine ou japonaise. En général, je n’aime pas la littérature. Pourquoi ? Parce que cela ne sert à rien dans la vie.
Et me voilà au coeur même de la bibliothèque nationale. Quel silence étrange ici ! Il est quatre heures de l’après-midi. Il n’y a personne dans cette petite salle lugubre, éclairée par un seul lustre, sauf moi, les livres, une chaise et deux tables.
Que fais-je dans une bibliothèque si je n’aime pas la littérature, me demanderez-vous ? C’est tout simple : on m’a conseillé, on m’a dit, on m’a obligé à venir ici. Pourquoi ? Pour que je choisisse un auteur anglais, français et allemand et que je présente l’une de leurs oeuvres en classe. C’est horrible. Je marche au hasard à travers ces long couloirs, entre ces deux murs de livres qui se dressent des deux côtés. Je prends les livres au hasard, sans en regarder le titre ni l’auteur. Je m’assois sur cette chaise et je dépose mes montagnes de livres sur les deux tables. Je pourrais être en ce moment au cinéma, à la piscine, devant la télé ou n’importe où, mais non je suis ici dans cette bibliothèque immonde en train de choisir des livres.
Je prends le premier livre. Un livre allemand. Goethe, Les Souffrances du jeune Werther. Il y a une image. Quelqu’un qui se tire une balle dans le front et tombe de sa chaise. Il doit souffrir beaucoup. Moi aussi, je souffre beaucoup en ce moment, je vous assure.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Moi aussi, je suis en train de m’interroger sur le temps que je perds dans ce lieu.
Quoi ? On peut se moquer un peu ! La littérature, cela ne sert à rien.
Il fait bien chaud ici. Regardons encore quelques autres livres.


Que vois-je là-bas, au fond de la salle ? C’est un petit lapin avec une montre. Il me regarde. Je suis surpris. Je me lève et le suis. A toute vitesse, il parcourt les salles et sort déjà de la bibliothèque. Je l’ai perdu. La ville a changé. Il n’y a plus de voitures, seulement des … carrosses. Je monte dans le premier qui s’arrête devant moi. A côté de moi se trouvent deux hommes. L’un, au regard attentif, de grande taille, maigre, fumant sa pipe, me regarde. L’autre, plus petit, plus gros, essaye de comprendre ce que pense son compagnon. C’est quand-même élémentaire, mon cher Watson ! Le grand homme est en train de réfléchir à l’étrange cas d’un fameux médecin et d’un meurtrier brutal.
Tout à coup, nous entrons sur une grande place. Je sors, le carrosse disparaît. Je me trouve au milieu d’une meute qui assiste à la torture d’un homme bizarre, en bas d’une grande cathédrale gothique et parisienne. La meute s’avance et se bouscule et un homme, vêtu d’une toge monte sur un escalier qui conduit à une sorte de temple. D’une voix sûre et froide, il s’adresse à la population de la ville qui s’agite. A ses pieds gît le cadavre d’un sénateur tué par une vingtaine de coups de couteaux. Son discours me fait trembler, bien que je ne comprenne pas le latin. Je hurle avec la meute. Un homme à côté de moi tire une épée. Il dit qu’il faut tuer un autre homme, qui a insulté son père. Je suis seul à entendre son accent espagnol. Faut-il laisser un affront impuni ? Il se dirige vers son grand amour, dont le père a outragé le sien. Faut-il punir le père de Chimène ? Elle est agitée, elle a peur, mais en même temps, elle est si belle. Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur sa tête ? La meute a disparu et la terre est instable.
Au loin, je vois une baleine toute blanche. Dans le ciel s’envole un bateau dirigé par plusieurs enfants, dont l’un est vêtu de vert et tient un couteau pour combattre le capitaine des pirates. Je suis sur un bateau, une galère. Les rameurs ont tourné leurs dos vers moi, ils ne me voient pas. Dans leurs oreilles, ils ont une substance qui leur prend l’ouïe. Seul leur capitaine, attaché à un mât entend ces doux chants qui parviennent à nos oreilles. Je suis pris d’un désir inexplicable de me jeter à l’eau. Je saute et vois à quelques mètres de moi une île tropicale. Pendant que je marche à travers la jungle humide, je vois un jeune homme presque nu dans un temple en ruines, entouré d’une foule de singes et observé par un tigre. A quelque distance de là, un groupe d’hommes en lambeaux est guidé par un petit garçon et un homme avec une seule jambe et une carte. Cherchent-ils un trésor sur cette île ? Le chemin que j’emprunte me fait descendre dans un trou de verdure, ou chante une rivière. C’est un val, une ruelle creuse.
Un homme sur un cheval devant moi tombe sur l’herbe. Il est blessé par une flèche et voit sur le roc un homme avec une arbalète. Il perd du sang dans son armure noire. C’est le rouge et le noir sur l’herbe drue, où s’est abattu le comte Roland. De la terre à la lune et autour de la lune ; un orage affreux éclate et les avalasses me contraignent à chercher refuge dans une grotte. Elle est grande et descend probablement vers le centre de la terre. Sur mon chemin, je croise un étranger qui ne regarde pas, ne me salue pas. Il cherche le soleil dans sa prison. Mais cela ne veut rien dire, c’est absurde comme les rhinocéros qui m’entourent. Tout à coup, j’entends des voix agressives, des hurlements de fureur.
Je sors de la mine et je vois des mineurs qui font grève. Un groupe de tisseurs affamés a déjà envahi l’un des palais des entrepreneurs, des vampires, comme Dracula. Des soldats, sous le commandement du colonel Chabert et du lieutenant Gustl, arrivent et ouvrent le feu. Les chouans de leur côté se préparent à l’attaque. Et au loin, un chevalier combat un moulin. Dans ce même moulin provençal est assis un homme qui écrit des lettres. Dans les lettres de son moulin, il raconte les aventures prodigieuses d’un bon ami tarasconnais parti à la chasse aux lions en Afrique.
Cette lettre est envoyée à une marquise dans un beau palais. Elle est en train de lire une autre lettre, dans laquelle on lui explique qu’un bal organisé à Gênes est devenu un fiasco. Le régent a été tué par son servant Lorenzaccio. Elle la dépose et raconte l’intrigue qu’elle a préparée dans une lettre à son amant, le vicomte de Valmont, pour le rendre jaloux. Mais ces liaisons sont bien dangereuses et on ne badine pas avec l’amour.
Mais elle n’a pas peur, trois mousquetaires la protègent jour et nuit. Elle se lève et sort du palais pour aller dans ses jardins, où Pangloss, son précepteur, donne une leçon de physique à une femme de chambre. Un dialogue scandaleux commence alors, c’est une véritable école de scandale. Tout à coup, ils sont attaqués par des bandits, des voyous qui viennent de piller un couvent et qui suivent les ordres d’un jeune noble qui aime la liberté et l’amitié.


Moi, je suis surpris, étonné, je ne comprends plus le monde. Tout tourne autour de moi, mes grandes attentes, les mystères de Paris et de la chambre jaune, guerre et paix, les précieuses ridicules, trois hommes dans un bateau, le monde d’hier, les tribulations d’un Chinois en Chine et les fleurs du mal.
Où suis-je ? Dans la bibliothèque ? Quelle heure est-il ? Huit heures du soir ! Ai-je donc dormi pendant quatre heures ? Ah, il faut que je choisisse encore mes livres. Ils me plaisent tous, je ne peux pas me décider. On ne doit pas se moquer de la littérature, car la littérature, finalement, cela sert à quelque chose : cela sert à rêver une vie imaginaire. Et c’est vrai ce que dit Flaubert : Lire, c’est vivre !

 




Envoyé: 18:32 Sat, 3 March 2018 par: Haas Romain