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Stammet Kevin

Fatalité



Elle m'avait demandé de me voir en fin d'après-midi sur le toit du Ministère de l'Économie et du Commerce, directement vis-à-vis de l'hôtel Royal, au centre de Luxembourg-Ville. Elle m'avait dit qu'elle voulait me dire quelque chose d'important. Je ne savais pas de quoi elle voulait me parler et j'avais hâte de le savoir.

Cela faisait maintenant sept mois que nous étions ensemble et que nous profitions de notre temps commun, malgré quelque difficultés, mais quel couple n'en a pas ? J'étais en avance. Beaucoup trop en avance. Une heure trop tôt. Et je me trouvais déjà au centre-ville. Que faire ? Une promenade dans la ville, je ne l'avais plus fait depuis longtemps. Même si elle était petite, il était facile de passer son temps ici, il y avait tellement de choses à voir et à chaque fois, on découvrait quelque chose de nouveau où on redécouvrait quelque chose dont on ne se souvenait plus. Je descendis du bus en cette belle après-midi d'automne : il y avait quelques nuages dans le ciel, l'air était un peu humide, mais le soleil faisait que le temps était globalement bon. Les feuilles sur les arbres commencèrent peu à peu à tomber, à prendre la couleur brune et à se décomposer progressivement sur les trottoirs. Je traversai la rue du Boulevard Royal afin d'accéder à la Place d'Armes, en passant par une espèce de tunnel à la rue Monterrey. Évidemment, je ne pouvais pas échapper au grand chantier sur le site Hamilius : là, où s'étaient trouvés les arrêts de bus auparavant, se retrouve maintenant un trou d'une grandeur énorme. Cela faisait maintenant deux ans que les travaux ne continuaient qu'avec une lenteur extrême, j'avais eu l'impression que seulement peu de choses avaient changé en ce temps. Vu les progrès qu'il y a eus, on pourrait même aller aussi loin et croire qu'une bombe avait éclaté et que les travaux de réhabilitation n'avançaient pas du tout. C'était seulement désert, vide. Et pourtant, ils planifient qu'un grand centre commercial devrait ouvrir ses portes dans quelques années. Je traversai la rue Monterrey avant d'arriver à la Place d'Armes qui était déserte : il n'y avaient que très peu de personnes sur les nombreuses terrasses, qui justement pouvait accueillir de nombreuses personnes dans de nombreux restaurants et bistrots différents quand il faisait bon. Mais dès qu'il faisait un peu trop froid, non, on ne sortait plus, car on risquait de prendre froid. Argumentation à la luxembourgeoise. Je continuai ma route et accédai à la Place Guillaume à travers un petit passage qui me menait à une gélateria italienne. Encore moins de personnes ici. Les restaurants avaient déjà enlevé leurs tables et chaises. Il n'y avait que quatre personnes qui se baladaient sur la place : c'étaient des touristes asiatiques, en entendant la langue qu'ils parlaient entre eux, j'estimais qu'ils venaient du Japon. Ils prenaient en photo l'Hôtel de Ville ainsi que la statue de Guillaume II, roi des Pays-Bas et grand-duc du Luxembourg. À mon avis, on pourrait commencer à la restaurer un peu, mais apparemment l'état était encore assez bon, sinon le Ministère de la Culture aurait déjà pris des mesures de réparation. Je pensais que c'était fort nécessaire. Autour de la statue se trouvaient encore des trous, du côté droit ainsi que du côté gauche. Des fouilles archéologiques seraient en train d'être effectués, selon un formulaire officiel du Ministère de la Culture, collé sur un mur juste à côté d'un des trous géants. Pourquoi la ville devait-elle être pleine de chantiers, cela ne faisait que dégrader son esthétique, et pourtant elle pouvait être si belle. « Tout se retrouve dans un procès de dégradation » avait jugé ma copine un jour sur l'état de Luxembourg-Ville. « Et on ne peut rien faire pour empêcher les choses, elles arrivent ». En effet, elle avait raison : nous, les citoyens normaux ne pouvions rien y faire, tout était décidé par des hommes politiques. En pensant à tout cela, je n'avais même pas remarqué que j'étais en train de marcher en direction du Palais Grand-Ducal sur le Marché-des-Herbes. Et là encore, il y avait à nouveau un groupe de touristes, ils étaient à quatre aussi et avec eux un guide touristique : « And now you are standing in front of the Palais Grand-Ducal, which is the residency of the grand-ducal family inside Luxembourg City. As you can see, the façade resembles to the Flemish Renaissance style from the sixteenth century. » C'était un homme très vieux, je dirais que c'était un octogénaire qui donnait l'impression de s'ennuyer en faisant les tournées avec les touristes. En tout cas, c'était l'impression transmise par le ton de sa voix : monotone, apathique, indistincte. Il parlait l'anglais avec un accent luxembourgeois absolument terrible. Il avait l'air de faire tout cela pour faire passer le temps, peut-être encore le peu de temps qui lui resterait avant d'être définitivement en retraite. J'étais resté en face du palais pendant encore quelques minutes avant de reprendre mon chemin pour monter le Marché-des-Herbes, avant de me diriger vers ma droite pour pouvoir passer aux Marché-des-Poissons. Un coin que j'aimais bien dans la ville : le côté social ainsi que culturel y étaient étroitement reliés. D'un côté se trouvaient deux bistrots très populaires, très vivants pendant les soirées du week-end et de l'autre-côté se trouvait le Musée National d'Histoire, que je n'avais que très rarement visité. Pour le moment, il y avait une exposition qui portait sur Thanatos. Je n'avais jamais été grand amateur de la mythologie. Elle ne m'avait jamais passionnée, contrairement à beaucoup de mes amis et à ma copine. Elle était un dictionnaire de mythologie vivant, il y avait des fois où elle n'arrêtait pas d'en parler, tellement elle était experte. Si j'avais appris des choses en termes de mythologie, c'était grâce à elle, qui m'avait ébloui de nombreuses fois avec ses connaissances impressionnantes sur ce domaine spécifique. N'avait-elle pas à rendre un dossier sur Thanatos même il y a peu de temps ? Je ne m'en souvenais plus, c'était une des choses qui avait clairement échappé à mon esprit, je ne retenais pas vraiment tout ce qui se déroulait autour de moi. Je remontai en direction du Marché-des-Herbes, mais cette fois-ci, je m'orientai vers ma droite, le chemin qui m'amènerait à ce qui est très probablement le cœur du centre-ville : la Grand-Rue. La partie de la ville qui était au moins plus vivante que le reste de la ville. Et pourtant, il n'y avait pas autant de personnes, comme on aurait pu se l'imaginer pour un samedi après-midi des vacances de Toussaint. Il paraissait que presque tout le monde était parti ailleurs pendant les vacances, très probablement là où il ferait plus chaud, comme la plupart des Luxembourgeois disposaient des moyens pour partir en vacances à chaque opportunité possible. Les gens entrèrent dans les magasins de vêtements, de cosmétique pour la plupart d'eux, d'autres gens y sortirent afin d'entrer dans un autre juste après. Et tout le monde se parlait. La plupart des gens se parlait tout le temps entre eux, sans arrêt, sur tout et n'importe quoi. C'était aussi le lieu excellent pour les sans-abris, qui attendaient qu'on leur donne un peu de sous afin de pouvoir survivre la journée et encore pour la distribution de flyers. Comme c'était le cas aussi lors de cette après-midi : une femme – je dirais qu'elle devait avoir aux alentours de trente ans ou un truc dans ce genre – m'en donna un qui était d'une taille de DIN-A5 et qui faisait de la publicité pour une pièce de théâtre, mise en scène par un dramaturge qui s'appelait Michel Chinut. Je regardai le flyer qui informait que la pièce aurait lieu au Grand-Théâtre, qui se trouvait dans le quartier de Limpertsberg, une bonne dizaine de minutes d'ici à pied. Michel Chinut : je n'avais jamais entendu parler de ce nom dans le domaine théâtral luxembourgeois. Il n'y avait même pas une photo qui aurait éventuellement pu me donner un indice sur la personne elle-même. Même le titre ne laissait pas suggérer quelque information sur le contenu : la soif. La soif de quoi ? Aucune piste d'interprétation possible. Je devrais montrer cela à ma copine, elle serait peut-être intéressée d'aller voir le spectacle. Pensant à elle, je consultais ma montre : j'avais encore une bonne trentaine de minutes avant de la rejoindre. Que voulait-elle me dire ? Je ne pouvais vraiment plus attendre. Et pourtant, rester immobile là où elle m'avait demandé de venir ne faisait plus aucun sens non plus. Donc, je quittai la Grand-Rue et me dirigea à travers la rue Philippe II en direction de l'avenue Porte-Neuve, qui me mènerait donc dans ce que nous avions toujours appelé « le parc », même si le véritable nom était Kinnëkswiss – donc la pelouse du roi. En été, c'était le lieu de réunion entre les copains afin de passer une belle après-midi entre copains. Elle était quasiment vide : évidemment, maintenant il fait déjà trop froid pour passer une journée agréable entière à l'extérieur. Je faisais quand même le tour autour de la pelouse à travers un chemin. La Kinnëkswiss me permettait d'avoir une vue sur le parking du Glacis à Limpertsberg : j'avais pu constater qu'un nombre considérable d'arbres y avaient été coupés. On pouvait clairement le voir et on avait encore bonne mémoire des arbres qui avaient orné l'allée Scheffer. Les arbres avaient été enlevés pour construire les voies pour le tram qui serait censé de faire son grand retour prochainement, vingt-cinq années après qu'on avait enlevé l'ancien. Dans une ville où le trafic était déjà chaotique, avec des chantiers innombrables, la construction du tram était la solution parfaite pour se débarrasser des problèmes routiers. Dans un monde idyllique, bien sûr. Mais pas ici : cela va créer encore plus de bouchons, encore plus de désordre. C'étaient finalement les arbres qui y avaient été plantés, qui devaient être sacrifiés pour que le rêve du Ministère des Transports devienne réalité.

J'avais encore dix minutes. Après, je rejoindrais ma copine qui pourrait donc m'éclairer sur ce qu'elle voulait absolument me dire. Cela faisait maintenant sept mois que j'avais eu le privilège d'être en sa compagnie et même si on croyait savoir tout l'un sur l'autre, j'avais quand même l'impression que des fois elle me cachait quelque chose. Après, je n'avais pas de raison d'être aussi paranoïaque, très probablement elle avait préparé quelque chose de spectaculairement beau. En plus, elle m'avait demandé de venir sur le toit du bâtiment du Ministère de l'Économie et du Commerce, qui était un bâtiment extrêmement haut. Elle m'avait dit qu'il était ouvert, même lors d'un samedi, il y a des gens qui travaillaient. La vue d'en haut sur la ville devrait être énorme. Je réalisai que je n'avais jamais vu la ville de ce point de vue là, mais j'imaginai que cela devait être très impressionnant. Comme tout dans cette ville, la Kinnëkswiss était encore très proche de l'hôtel Royal, qui se trouvait vis-à-vis du Ministère auquel je devrais me rendre. J'accélérai le pas pour y être à temps, pour ne pas être en retard : je ne supportais pas d'être en retard et je ne supportais pas non plus quand les autres étaient en retard. Je sortis du parc et descendis l'avenue Porte-Neuve, traversa la rue, et entra par la porte électronique. Il y avait à l'intérieur une table pour le secrétaire, qui n'était pas là pour l'instant, juste à côté se trouvait l'ascenseur. Quand il arriva, j'avais entré le numéro correspondant au dernier étage, qui devait théoriquement me mener sur le toit. J'ai passé une minute entière à l'intérieur de l'ascenseur quand il s'arrêta au tout dernier étage. Je sortis et entrai dans un couloir très étroit. Devant mon nez se situait une porte. C'était la seule tout au long de ce couloir. Je pris la clenche, je la poussai en bas et poussai la porte, qui s'ouvrait et soudainement un coup de vent s'abattit sur mon visage. Je sortis et pus ressentir l'air frais. J'étais sur le toit et toutes mes attentes étaient confirmées : la vue sur l'ensemble de la ville était énorme. En regardant tout droit devant moi, je pouvais voir la Kinnëkswiss ainsi que le quartier du Limpertsberg, si je me tournais de l'autre côté, je pouvais voir la Grand-Rue, la Place d'Armes, la Place Guillaume II, le pont Adolphe qui était en cours de restauration et même encore plus loin jusqu'à la gare centrale. Le soleil était en train de se coucher, l'azur prenait maintenant une couleur rose, voire plutôt rougeâtre, ce qui rendait l'atmosphère encore plus belle et harmonieuse. Tout en profitant de la vue magnifique que j'avais d'ici, j'aperçus ma copine qui venait tout juste d'arriver. Les longs cheveux bruns, les yeux bleus, sa veste noire, son sac auquel elle tenait fort : c'étaient les signes qui ne m'avaient fait jamais douter une seule fois. Elle était si belle. Si pâle, mais si belle. Je m'approchai d'elle, lui offrais un petit sourire. Elle s'approcha de moi et prit ma main. Je commençai à avoir chaud. Qu'elle me dise finalement ce qu'elle avait à me dire. Je ne pouvais plus attendre.


« Merci d'être venu. » dit-elle d'un ton doux, mais reconnaissant, comme si je venais de lui faire une très grande faveur.

« Alors ? » commençai-je. « Qu'est-ce que tu voulais me dire. Ça fait maintenant toute la journée que tu me rends dingue avec ce truc-là. Bon, je t'écoute. »

Elle resta silencieuse pour un instant, elle respira et recommença à parler tout doucement : « Je ne sais pas par où commencer. » Encore une fois, elle prit une grande inspiration d'air, comme si elle était sur le point de me raconter quelque chose de très lourd. « J'ai longuement réfléchi sur cela. Et je n'avais pas osé en parler à quelqu'un d'autre... S'il y a une personne qui est en mesure de me comprendre, c'est toi. »

Ce qu'elle était en train de raconter me parut étrange : ses formulations, sa façon de parler, même maintenant le lieu qu'elle avait choisi devint obscur. Et je ne savais toujours pas, à quoi elle faisait allusion. Elle reprit la parole : « Je voulais te remercier, pour tout. Pour tout ce que nous avions vécu ensemble, pour ces moments, tout simplement : merci de t'avoir rencontré. »

Elle reprit son sac et commença à l'ouvrir lentement. J'étais dans l'incompréhension : encore. Qu'irait-elle sortir maintenant ? Une sorte de cadeau, vu ses paroles qui me louaient ? Elle reprit son sac et y mit une main à l'intérieur. Elle ferma ses yeux un instant, elle semblait réfléchir sur les prochains mots qu'elle allait utiliser. Quelques larmes coulèrent sur ses joues douces.

« J'ai vécu tellement de choses. Tellement de choses dont tu ne savais rien. Tellement de choses qui m'ont marquées en tant que personne et tellement de choses affreuses et je n'en peux plus. C'est à toi que je le dis, parce qu'il ne faut pas que tu me détestes. Même notre relation n'a pas pu guérir mes blessures intérieures. Si je le fais maintenant, devant toi, c'est pour te montrer que tu ne m'es pas indifférent et que j'aimerais rester avec toi jusqu'à jamais. » pleura-t-elle. « Mais je ne le peux pas. »

Avant que je n'eusse pu agir, avant que je n'eusse pu dire un seul mot, c'était fait. Un bruit métallique, bruyant, affreux s'était étendu dans tout l'espace. Elle s'était tirée une balle dans la tête, avec le pistolet qu'elle avait emmené dans son sac. Son corps mort gisait sur le sol, et moi vivant, j'étais devant elle, les larmes aux yeux, dans l'incompréhension totale...

 

 




Envoyé: 21:53 Sun, 25 February 2018 par: Stammet Kevin