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Pohu Antoine

Le Masque



Six heures du matin, le réveil sonna. Tom l’éteignit d’un mouvement brusque et fatigué. Il se remua dans son lit, avec grande peine il réussit à s’asseoir puis finalement à se mettre debout.

Il ne dit rien. Il poussa juste un grand soupir, ouvrit ses stores, alluma la lumière, puisqu’il fit encore sombre, et se déplaça vers son armoire.

Tom n’avait point de visage. Son corps était tout à fait normal. De taille moyenne et assez fin, il n’avait pas l’air d’un grand sportif, mais plutôt d’une personne qui passe ses journées devant un ordinateur. À vrai dire, c’était un être faible et maigre. Quand même, le plus étrange était sa tête. Comme nous l’avons déjà dit, il n’avait pas de visage. Imaginez-vous cela ! Une tête toute beige, entièrement recouverte de peau mais sans nez, sans yeux, sans oreilles, sans bouche et sans cheveux. Sur ses épaules reposait quelque chose qui ressemblait à une étrange pastèque de couleur anormale. À l’intérieur de cette pastèque se trouvait bien autre chose que ce qu’on y trouve d’habitude bien sûr. À l’intérieur de cette surface lisse et sans émotions se trouvait un cerveau plein d’émotions. Un cerveau qui tournait en rond, qui bougeait dans tous les sens, qui errait sans cesse et qui cherchait quelque chose sans savoir au juste ce qu’il cherchait. Ainsi, dans sa maigre poitrine se trouvait un cœur de surface rocheuse et glacée, qui comme une paroi robuste et rugueuse cachait un intérieur tourmenté. L’intérieur de ce cœur pleurait de lourdes larmes de sang.

Tous deux, la tête et le cœur ne laissaient passer aucune émotion au dehors, les réprimaient de manière acharnée comme des patrouilles aux frontières d’un pays sous régime dictatorial ; toutes ces pensées, toute cette tristesse, Tom les gardait pour lui tout seul au fond de lui-même, c’était son secret et chaque jour, ce secret creusait un trou plus profond dans l’esprit de notre protagoniste.

Comment Tom pouvait-il se montrer au monde de cette façon ? Comment pouvait-il marcher à travers les rues sans être observé ou humilié ? La réponse est toute simple. Qu’est-ce que vous faites chaque jour quand vous vous levez ? Vous ouvrez votre armoire et vous choisissez les vêtements que vous voulez porter au cours de cette journée. Tom fit de même : chaque jour, quand il se levait, il choisissait un masque qu’il voulait porter cette journée.

Il ouvrit l’armoire dans laquelle étaient accrochés pleins de masques sous-titrés d’étiquettes, sur lesquelles était marquée l’émotion que le masque en question exprimait. Ils étaient rangés dans un certain ordre : en haut à gauche était accroché le masque le plus gai, allant vers la droite on dégradait vers les masques indifférents et la rangée en dessous était constituée de différentes variations et intensités de tristesse.

- Bon, ce sera quel masque aujourd’hui ? se demanda-t-il, quelle image vais-je donner au monde, quel rôle vais-je jouer ? Soit ! Aujourd’hui tout le monde me trouvera très joyeux !

Tom prit le masque accroché en haut à gauche et le mit sur son crâne. Tout à coup, comme soumis à un enchantement, sa pastèque se changea en visage ! Un visage assez laid, légèrement déformé, oui, mais un visage souriant. Même les yeux ne témoignaient pas l’hypocrisie morbide de ces sourires. Tom respira profondément trois ou quatre fois, puis il sortit dans la vastitude de ce monde, plongea parmi les gens et vécut la monotonie habituelle de l’humanité comme s’il courrait sur un arc en ciel, le sourire tiré jusqu’aux oreilles. Chaque connaissance qu’il croisa se dit avec quelque surprise par après :

- Tiens, il est de bonne humeur lui.

Malheureusement, ces masques étaient d’un poids tellement important qu’il fallait une énorme force pour les porter. Imaginez-vous de porter une boîte de 50 kilos sur votre tête tout au long de la journée ! Ceci finit par être un peu fatiguant et comme nous l’avons précisé, Tom n’était pas un Hercule. Donc, chaque matin Tom avait moins de force pour porter ses masques, se réveillait avec moins de vigueur et plus de fatigue jour par jour et il dut donc en prendre un plus léger chaque matin, c’est-à-dire un masque moins gai. Arrivé au dernier masque de joie, il passa à l’indifférence, puis, il entama la tristesse.

Les personnes qui le virent ne se posèrent pas de questions et se dirent que ce n’était probablement qu’une mauvaise journée, que, s’il avait un souci, il en parlerait sûrement. Tom avait un souci, il avait un gros souci même, mais il n’en parlait pas, puisque c’était son secret. Il n’en parlait à personne, parce qu’au fond il savait que cela n’intéressait personne. Personne ne se souciait de lui, alors pourquoi devrait-il déconcerter les autres avec ses problèmes et sa souffrance qu’il jugeait stupide ? Chacun a des problèmes, mais tout le monde les cache, pourquoi devrait-il les raconter alors, lui ?

Un jour alors qu’il se leva comme d’habitude, il sentit qu’il n’eut plus la force de mettre un masque. Il n’en pouvait plus, même ses dernières forces avaient disparu : même le sommeil ne lui procurait plus de repos, il se levait plus harassé le matin qu’il ne se couchait le soir. Mais quoi faire ? Il rampa jusqu’à son armoire et passa les mains sur les masques, l’un après l’autre, les effleurant du bout de ses doigts, et s’arrêta au dernier.

Il remarqua avec un grand regret que même ce masque n’était qu’un euphémisme de ce qu’il sentait. Même la tristesse, la dépression la plus aiguë n’étaient qu’une fraction infiniment petite de la peine qu’il ressentait jour après jour sans exception et sans pause. Il ne put, ne serait ce qu’une seconde lever la face vers le soleil, respirer l’air frais, sentir le vent jouer avec ses cheveux et affirmer sincèrement qu’il était heureux. Rien n’équivalait à la cruelle guerre qui ravageait son cœur. Il avait toujours été seul dans sa souffrance et il le restait.

La pastèque semblait inchangée, sauf que des larmes sortirent de funestes fentes dans la peau à l’endroit où d’habitude se trouvent les yeux.

Les doigts glissèrent le long du fond de l’armoire en espérant de trouver encore une dernière rangé en dessous, mais il n’y avait plus de masques. Cependant, ils y trébuchèrent sur un objet bien accroché au bois. Sursautant et plein de surprise Tom le prit à la main ; il pensait avoir trouvé une issue. C’était un objet dur qui pesait dans la main. La chaleur glacée du pistolet lui brûla les doigts. Une éternité passait, Tom était assis par terre, tenant l’arme dans ses mains. Finalement, il se leva d’un air décidé, rentra dans l’armoire, s’agenouilla, ferma la porte et poussa la détente.

Certains entendirent le coup de feu, d’autres virent les corbeaux s’envoler dans la douce lumière du jour naissant ; la vie continuait.

 




Envoyé: 21:14 Sun, 25 February 2018 par: Pohu Antoine