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Tusa Valentine

Les aventures de Raphaël Leroux



   Une femme court à toute allure. Elle se dirige vers le quai numéro 4. Son train risque de partir sans elle. Elle est enfin sur le bon quai, il n'y a plus qu'à trouver son wagon, le 18. Elle court. Enfin, elle le trouve. À peine a-t-elle sauté dans le wagon que les portes se referment. Elle soupire de soulagement. Elle n'a plus qu'à trouver sa place, la 65. Elle se laisse tomber dans un siège mauve, qui est à contresens, malheureusement. Un homme dort à côté d'elle.

  En ce réveillon 1968, Mme Leroux n'avait pas vraiment la tête aux cadeaux. En effet, elle se trouvait à l'hôpital St Joseph en plein accouchement. Le petit Raphaël essayait désespérément de se frayer un chemin vers la lumière tandis que sa mère hurlait à la mort. M. Leroux, lui, s'était évanoui il y a quelques minutes de ça: l'émotion.  Mais... Enfin! Le petit bout d'homme sortit la tête la première du ventre de sa maman, couvert de sang, tout fripé, gigotant et pleurant. Un sourire béat s'installa sur le visage de Mme Leroux, couvert de sueur. Raphaël se mit à hurler de plus belle lorsque Dr. Bruck lui coupa son cordon - ,, Comment suis-je censé me nourrir maintenant? Rendez-moi ça!"- mais personne ne semblait le comprendre. Ce fut la première fois que Raphaël se sentit incompris.

  En 1972, Raphaël n'avait pas encore cinq ans mais il savait déjà écrire son prénom, lire l'heure et "La petite tache"-son livre préféré. C'est l'histoire d'une tache noire qui ne trouve pas sa place auprès des autres (des formes géométriques) et elle est très triste, jusqu'au jour où elle découvre qu'elle peut prendre plein d'apparences différentes. 
Raphaël passait des journées entières à se demander pourquoi les garçons de son âge ne s'intéressaient pas à lui et pourquoi lui non plus, ne s'intéressait pas à eux. Il trouvait les garçons de son âge ridicules à essayer de courir après un ballon et ne comprenait pas non plus la méchanceté qu'éprouvaient la plupart des filles les unes envers les autres. La seule amie de Raphaël était sa maman. C'était elle qui, vers cinq heures, venait le sortir de cet enfer, l'école.  

  ,, Raph! Va me chercher mon porte-monnaie, tu veux!" ,,J'y vais, papi!" Raphaël courut chercher le porte-monnaie de papi dans le salon. ,, Tiens", dit papi en sortant un billet de 10 francs de la chaussette qui lui servait de porte-monnaie, ,, Prends les rouges, d'accord, pas les bleues!", rajouta-t-il tandis que Raphaël sortait de l'appartement pour aller lui chercher ses Marlboro.
Raphaël avait alors dix ans et depuis quelques mois, il avait pris l'habitude, après l'école, de traîner dans le quartier voisin, là où il y avait le marché le jeudi. Un jour, il y avait volé un morceau de fromage et le vendeur lui avait couru après pendant bien 10 minutes, jusqu'à ce que Raphaël s'engouffre dans un immeuble dont la porte était ouverte. Il avait monté les escalier quatre à quatre et au troisième, un vieil homme qui rentrait chez lui avait accepté de le cacher dans son vestibule. Cet homme, depuis, Raphaël l'appelait ,,papi". C'était son meilleur ami. 
Ce quartier l'avait accueilli les bras ouvert, Raphaël s'était senti adopté et il connaissait tout le monde : de Mme Duplessy, la vendeuse de la boulangerie, à M. Frojin, un ancien instituteur qui l'aidait avec ses devoirs. 
Parfois, ,,papi" l'envoyait chercher des cigarettes. Ces fois-là, Raphaël les appelait les ,,jours cigarettes". Le tabac se trouvait à l'autre bout du quartier et le jeune garçon avait un bon prétexte pour passer devant la maison de Viviane. Viviane, c'était la serveuse du "Renouveau", le café du coin. Elle était belle avec ses longs cheveux bruns qui lui tombaient dans le dos et ses grands yeux clairs dans lesquels Raphaël trouvait toujours un peu de réconfort. Malheureusement pour lui, Viviane avait une dizaine de printemps de plus au compteur. Néanmoins, le jeune garçon ne ratait jamais un occasion de s'arrêter devant sa maison et d'essayer d'apercevoir quelque chose à travers la fenêtre de la douche. 

Le 28 mars 1983 fut un jour bien triste pour les Leroux : leur berger allemand, Geoffrey, était mort au petit matin. Raphaël avait pleuré toute la journée. ,,Tu sais", lui avait dit son père,  ,,Geoffrey était vieux, il fallait bien qu'il parte un jour. Maintenant, il faut lui rendre un bel hommage, pour qu'il sache qu'on ne l'oubliera jamais." Et là, Raphaël se mit au travail : il avait décidé d'empailler Geoffrey. Ses parents ne l'auraient surement pas laissé faire, c'est pourquoi après l'enterrement ( au fond du jardin) , il avait déterré son chien bien-aimé et l'avait caché chez ,,papi", que ses parents ne connaissaient pas. 
Chaque après-midi, après les cours, Raphaël se rendait chez lui et vidait méticuleusement son chien en respectant les étapes décrites dans son livre sur la taxidermie. Et enfin, après quelques semaines de travail intensif, il avait ressuscité Geoffrey. Il avait ramené son chien empaillé chez lui comme un trophée, s'attendant à de nombreux compliments de la part de ses parents, mais ceux-ci ne purent émettre un son. 
Le lendemain, Raphaël fut traîné chez un psychologue. Le problème, c'était que Raphaël se fermait hermétiquement vis-à-vis de toute personne en qui il ne faisait pas confiance qu'à cent pour cent. Des personnes comme ça, il n'y en avait qu'une : papi. Et donc, après plusieurs séances, le psy remit le tablier. Il avait eu une longue conversation avec Mme Leroux à l'issue de ces séances et il lui dit: ,,Madame, votre fils n'est pas plus bête où timide qu'un autre garçon de quatorze ans, c'est juste qu'il se cherche dans d'autres environnements que d'autres." ,,Quels environnements ?", demanda Mme Leroux. Le psy haussa les épaules : ,, C'est à votre fils de voir ça.", fut sa seule réponse.
Depuis, Mme Leroux se posait beaucoup de questions sur les environnements de son fils. Pendant longtemps, elle étudiait méticuleusement le comportement de son fils. Elle avait même voulu le prendre en filature à sa sortie du lycée, mais l'avait perdu dans les petites ruelles qu'empruntait son fils pour se rendre chez papi. C'est à cette période que papi autorisa Raphaël à partager pour la première fois une cigarette avec lui (,,Tu as maintenant 16 ans, il faut que tu t'en fasses une idée"). Ce fut un moment important dans la vie de ce dernier. Pour le reste, rien n'avait changé : les habitants du quartier du marché l'aimaient toujours autant et vis-versa. Avec un plus pour Viviane. 
Un soir, Raphaël n'avait aucune envie de rentrer chez lui et se rendit dans un bar pour se prendre une cuite, une bonne. Vers deux heures du matin, le barman le mit à la porte et Raphaël se commença à déambuler d'une démarche incertaine dans les rues environnantes. Ses pas le menèrent devant la maison de Viviane. N'étant plus très frais, il commença à chanter ,, Je suis sous", de Claude Nougaro. Viviane, réveillée, s'appuya au rebord du balcon de sa chambre et le regarda chanter, un sourire aux lèvres. À la fin de la chanson, elle applaudit chaleureusement, les larmes aux yeux, tant elle avait ri, pendant qu'il faisait une révérence. ,, Tu me laisses entrer?", lui cria-t-il. Elle fit mine de réfléchir et finit par disparaître. Peu après, elle lui ouvrit sa porte. 
Ce fut la plus belle nuit que Raphaël eut jamais vécu jusqu'alors. Mais en rentrant chez lui, ses parents l'attendaient, terrorisés, épuisés. ,, Mais où étais-tu?", lui cria sa mère, en pleurs. Il ne répondit pas. Il passa un mauvais quart d'heure. En tout cas, dès lors, il avait l'obligation formelle de rentrer immédiatement après les cours. Rien n'aurait pu rendre Raphaël plus malheureux que ça : comment allait-il pouvoir voir Viviane dans ces conditions. 
Pendant les mois qui suivirent, Raphaël était constamment épuisé: dès qu'il posait le pied chez lui, sa mère le harcelait avec des questions sur ses fréquentations et son père le faisait réviser jusque tard le soir. La seule chose qui lui permettait d'affronter ses journées était le moment quotidien qu'il passait en compagnie de Viviane, le soir, quand il faisait le mur pour rentrer au petit matin. 
Ce petit jeu dura jusqu'au bac. 
Raphaël s'était fait la promesse de faire de sa vie une grande aventure, et pour ce faire, il ne pouvait pas rester dans sa villa natale. Après les épreuves, il donna  une petite fête pour annoncer son départ aux personnes qu'il aimait. Tous les habitants du quartier du marché s'y étaient rendus, émus de voir leur petit protégé quitter le nid. Mais le plus triste des invités, ce fut papi. ,,Qu'est ce que je vais faire, maintenant?", demanda-t-il, en réprimant ses larmes. ,,Tu vas  arrêter de déprimer", lui répondit Raphaël. ,,Seulement si tu me promets de vivre ta vie au maximum et de me donner de tes nouvelles dès que tu le pourras." ,,Bien sur, papi".
Ce fut sa dernière nuit passée en compagnie de Viviane.

  Tout d'abord, Raphaël se rendit à Londres. Il avait toujours été par la musique britannique. Arrivé là-bas, il se trouva une chambre pour quelques sous dans une auberge de jeunesse. Il partageait une mansarde au dernier étage avec un jeune irlandais qui lui enseigna à jouer de la guitare.  
Très vite, il formèrent un duo : "two curios guys" et se produisirent dans des petits bars, cafés et pubs de Camden et de Greenwich. Les deux amis gagnaient à peine de quoi vivre, mais ils étaient tous les deux comblés par la vie nocturne qu'il menaient. Pendant quelques temps, Raphaël se sentit à sa place. Il avait commencé à fréquenter une jeune anglaise, qui s'était convertie au bouddhisme. Elle le fascinait et lui expliquait comment elle avait trouvé le sens de la vie grâce à sa croyance. Les sens de la vie. Ces quelques mots se gravèrent dans l'esprit de Raphaël. C'était devenu une obsession. Il s'enfermait à longueur de journées dans sa chambre pour trouver une réponse à sa question. ,,Qu'est-ce que je fous ici?", hurlait-il, frustré. C'est ainsi qu'il décida de quitter Londres, quatre ans après son arrivée. Il avait décidé que le seul moyen de trouver le sens de la vie, c'est de se confronter à soi-même : sa prochaine destination serait le Sahara. Il prévint papi que celui-ci n'aurait surement plus de nouvelles de lui pendant quelque temps. Il prit tout l'argent qu'il avait mis de côté pour se payer un billet d'avion "aller simple" pour l'Égypte. 
Il savait que pour survivre dans le désert, il lui faudrait un chameau, un itinéraire qui passe par des sources d'eau et beaucoup de courage. Pour l'itinéraire, ce ne fut pas une mince affaire : il dut consulter un grand nombre d'office de tourisme, de cafés fréquentés par des explorateurs qui faisaient une halte avant de continuer leur voyage dans cette mer de sable avant de trouver un club de voyageurs, qui traversaient le désert fréquemment, où on le renseigna. Raphaël se trouva un guide pour une bouchée de pain, qui acheta tout le matériel nécessaire à leur voyage. Enfin, ils purent partir.
L'expédition fut tout le contraire de confortable : Raphaël avait un mal de mer terrible sur son chameau, la chaleur était écrasante, malgré tous les turbans qui ornaient sa tête, les nuits étaient cruellement froides et l'étendue infinie de sable qui les entouraient lui donnaient une étrange sensation de vertige. Il repensa au film qu'il avait vu il y a bien longtemps, ,,Laurence d'Arabie". Il se demandait si lui aussi devrait mourir tellement bêtement, après tant d'aventures. Mais Raphaël était heureux, parce qu'il avait enfin tout l'espace qu'il lui fallait pour ses réflexions. Lors de son ascension dans le désert, ils croisaient parfois des touaregs. Parfois, ils faisaient un bout de chemin ensemble, mais son guide se montrait toujours méfiant devant ces gens-là. Raphaël, lui, les trouvait fascinants. Ils vivaient dans l'esprit de tracer un chemin, toujours en mouvement. Les anciens menaient les clans, ils mouraient et d'autres prenaient leur place. Le cercle de la vie. Un jour, un des touareg lui dit que s'il voulait vraiment se trouver, il devrait d'abord se trouver un nom qui lui correspond vraiment. Après de longues journées de réflexions, Raphaël devint ,,le Réfléchi" et passa de longs mois seul, face à lui-même. À la fin de son voyage, arrivé au Maroc, il voulut écrire un livre sur son aventure, ses convictions et passa quelques mois enfermé dans un appartement à écrire. 
Le 29 février 1995, son livre (,,Mon sens de la vie") fut édité aux éditions pocket. Raphaël décida de quitter ,,le Réfléchi" et passa plusieurs heures au téléphone avec papi pour décider quelle serait sa prochaine aventure. ,,Pourquoi n'irais-tu pas à Paris", lui proposa papi. ,,Paris?" Après tout ce qu'il avait vécu, Paris sembla un peu fade aux yeux de Raphaël. ,,Oui, Paris. Raph, tu as passé les dernières années de ta vie entouré d'un désert de solitude. Tu ne penses pas que tu as besoin de te refaire une idée de la vie parmi d'autres?" Raphaël réfléchit longtemps à la proposition de papi. ,, Et puis pourquoi pas?", se dit-il un beau matin. 

  C'est comme ça que le 18 juin de la même année, Raphaël débarqua dans la ville des lumières. 
Il se trouva un appartement de la taille d'une cellule de prison au-dessus d'un café, dans le 16e. Quelques jours plus tard, il trouva un emploi dans un des cafés du coin,de vingt heures à deux heures du matin, juste en face d'une boîte fréquentée surtout par des gays. C'est alors qu'il commença à fréquenter la communauté de travestis de Paris. Raphaël fut séduit par l'idée de se créer une identité, de ne pas se cacher, d'assumer ce qu'on est sans honte. 
Raphaël se lia d'amitié avec Lou, un homme de son âge qui, le soir, se mettait une perruque blonde, portait jupes et collants et qui répondait patiemment à toutes les questions que lui posait Raphaël. ,, Mais si ça t'intéresse tant que ça, pourquoi t'essayerais pas?" 
Et c'est comme ça que Raphaël devint Jeanne. Jeanne ne portait pas de perruque, elle avait les cheveux couts, des yeux bien maquillés (Lou le lui avait enseigné) et portait pantalons et talons. Le propriétaire du café qui l'employait accepta qu'il se travestisse lors de ses heures de travail. Après le boulot, Jeanne passait ses soirées dans la boîte en face de son lieu de travail. La boîte se trouvait en souterrain, elle n'était pas très grande mais très fréquentée. 
Un fois sur deux, Jeanne dormait chez un inconnu, parfois, elle se réveillait chez elle avec une gueule de bois. 
Un soir, Lou la présenta à Jules, un chanteur. 
Jeanne découvrit ce soir-là une sensation jusqu'alors inconnue: le coup de foudre en tant que femme. Elle ferma les yeux pour analyser cette sensation. C'était comme si tout son corps s'était mis à croustiller.
Quelques jours plus tard, ils emménagèrent ensemble et créèrent le duo ,,Indécis", lui au chant, elle à la guitare. Ils vécurent comme ça pendant quelques mois, heureux, se cachant pas, assumant. 
Tout bascula le 14 février 2004. Un matin, le téléphone sonna dans leur appartement . Jules décrocha : ,,C'est pour toi", dit-il en tendant l'appareil à Jeanne. ,,Allô?" ,,Allô, j'ai bien Raphaël Leroux au téléphone?" Jeanne sentit le sol sous ses pieds se dérober, plus personne depuis des années ne l'avait appelée Raphaël, même papi l'appelait Jeanne. ,,Oui, c'était moi" ,, Ici Viviane", dit son interlocutrice, d'une voix tremblante ,, Papi est décédé..." Pas de réponse. ,,Allô?" ,, Tu mens" ,, Non, je ne mens pas, ne rend pas les choses plus difficiles. Son enterrement aura lieu le 19, j'espère que tu pourras venir." ,,Je viendrai, c'est promis" ,,Raphaël?" ,,Oui?" ,,Tu m'as manqué." ,,Toi aussi, tu m'as manqué".

  Raphaël dort dans un train. Il va dans sa ville natale, dans le quartier du marché. Une femme lit à côté de lui. 




Envoyé: 12:07 Fri, 3 April 2015 par: Tusa Valentine