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Viry Marie

L'apothéose

Je regarde la télé, ou c'est plutôt elle qui me regarde. L'écran est comme perméable; ces actrices montées de toutes pièces dansent pour moi. Leurs sourires indestructibles et figés aux dents plastifiées m'appartient, je le possède. Un masque de comédie cloué à leurs doux visages qui n'attendent plus que la rédemption. Bien que, les bouts de leurs lèvres soient toujours relevés, les plis sous leurs grands yeux fragiles ne se forment jamais. On dirait qu'il n'y a que moi à être épris par cette joie distillée. Pourtant, cette imperfection, cette fissure dans leur armure constitue leur statut inatteignable. Elles sont tout là-haut, alors que moi suis ici; dans mon fauteuil inconfortable et tâché de bière. Ce désespoir fou qui anime leurs yeux farouches ne fait que m'exciter davantage. Elles tentent éperdument de s'accrocher à toute personne au-delà de ce miroir unidirectionnel, mais cela, personne ne l'a jamais perçu. Avec l'exception de ma personne; je voyais la façon de laquelle leurs yeux scintillaient sous les lumières des projecteurs. Ces larmes confinées au seuil de leurs grands yeux fragiles reflètent leur détresse: elles signalaient la soif pour leur rédemption personnelle. Celle-ci n'arriverait jamais. C'est cette boîte qui me rassure et qui me berce. Une machine comportant le vivant et le grandissant, qui s'oppose à ce monde grossissant qui engloutit tout sur son passage. Nous sommes pris au piège dans cette glu.
Je sors donc une bière: qu'elles dansent! Qu'elles m'amusent!

La télévision m'interpelle lorsque j'enfile mon pantalon raccommodé de partout, lorsque je me brosse les dents et lorsque je mange la tarte bien trop sèche de ma voisine. Elle est répulsive, mais j'en dépends. Je songe donc aux jeunes femmes à la télé. Je pense à leurs doigts de pianistes, à leurs genoux raides et à leurs sourcils toujours relevés avec dédain. C'est une violation de la gorge, cette tarte, mais je pense à leurs lèvres de carmin et j'avale.

Le lendemain, je découvre un nouveau trou dans mon pantalon. Je le raccommode et je quitte mon appartement. Lors de notre pause café, mon collègue se moque de moi, me traite de radin et crache dans mon café. Son visage en forme de lune et ses boudins en forme de bras s'agitent. Il crie comme un cochon à l'abattoir. Il cherche l'approbation des autres en se tapant la cuisse et en riant hystériquement. Les autres s'allient à lui. Je sens des regards hautains se placer sur mes épaules et des injures murmurées se poser sur mon nom. Peu importe. Je rentre, car ma boîte m'attend.
Ma voisine me fait parvenir une lettre: «Attends paiement. Bien à vous, Florence». Je lui envoie tout ce que j'ai. Deux jours plus tard, elle réapparaît sur cet écran. Sa soif a donc été assagie. Cela me rassure. Je ne boirai pas de bières ni ce soir, ni demain, mais ma télé sera allumée toute la nuit. Mes yeux les suivront du regard. Mon imagination se portera elle-même, jusqu'à ce que ses faisceaux se brisent contre les nuages placés sur ce monde maudit. Je sentirai les battements de mon cœur suivre, comme enchaîné, le rythme de leur musique. Mon corps tout entier s'alignera sur leur mesure. Toute tension me quittera, je serai allongé là, pathétiquement. Le corps crucifié face à leur envoûtement, face à leur brume virtuelle. Mes bras attrapant les quatre coins de ma chambre, afin de recueillir chaque seule note de leur chant mystique, chaque seule respiration entre, chaque seul regard déviant de leur partition: chaque seul regard pour moi. Je l'accueillerai. Elles séduiront mon âme hors de moi. Et je les laisserai faire. Je ne serai plus qu'une coquille vide, une enveloppe charnelle. Je serai à la merci de leurs clarinettes et de leurs harpes.
Mes filles. Mes musiciennes. Je m'abandonne à vous. Acceptez donc ce présent.

Je vous ai tout donné, tout mon être. Et vous m'avez tout violemment arraché. N'était-ce pas ce que je désirais? Je n'ai jamais eu de mirages auxquels m'accrocher, auxquels tenir. Pourtant, il est tellement difficile de vivre dans un monde qui n'en est plus un. Ce n'est plus qu'un océan sans vagues. Passé et futur s'entremêlent, se confondent. Il ne me reste plus que ce temps de valeur, cette longueur. Cette longueur qui se compte à l'envers et en secondes, minutes ou heures; qui n'est plus qu'un compte à rebours. Monotone, vide et dénué de toute direction. Où est donc passée cette effervescence? Le monde n'est pas charnu.

Ce monde est vertigineux et efflanqué. Soyez donc mes messagers, jeunes filles. Je vous laisse tout ce que je possède. Prenez. Personnifiez, transportez-moi, faites-moi rêver. Je vous ai donné ma maison, mes mots, mes rêves, mes espoirs, mon âme. Je veux en voir la réflexion. Je veux me voir vivre dans vos grands yeux fragiles. Amusez-moi donc.
Mes filles, mes chères filles. Dansez. Chantez. Jouez. Vous êtes l'écume vierge dans mon océan suicidé et immobile. Vous êtes ma clairière, mon seul espoir vers la dernière grâce qui m'est due par Dieu. Je m'accroche à vous, comme un nourrisson au sein de sa mère. N'arrêtez pas, je vous en conjure! Sans vos notes perpétuellement retentissantes dans mon intérieur, je ne suis qu'intentions tendues, qu'actions imprécises. Vous me complétez, car vous êtes mon reflet. Pourquoi cela ne suffit donc plus à présent? Les pas de mes jambes décharnées me font déraper. Mes supports se fracturent. Je ne tiendrais plus longtemps. Je vous supplie de sauvez-moi.

Encore une tarte. Les morceaux de pomme étaient bien plus gros que d'habitude. Madame Lafringe a dû être pressée. J'en perds une dent, elle est noire. Je ne ressens aucune douleur.
J'enfile mon pantalon. Aujourd'hui, pas de trous. Au travail, je croise Félicien, mon chef. Je l'aime bien. Son visage de chien me rassure. Un visage ridé de bonnes intentions et de sourires: «J'ai des bonnes nouvelles pour toi! Tu bénéficies d'une promotion». Il balaye la salle du regard afin d'assurer que Marcel, l'homme boudin, n'est pas là et me confie à voix basse: «Je vois bien comment il te traite, ça va faire des mois que j'essaie de te sortir de là. Tu as toujours l'air tellement... misérable. Tu parles à personne». Félicien voit l'espoir déborder de mes yeux. J'ai envie de me jeter à ses pieds et d'embrasser ses mocassins. Il voit mon visage s'illuminer, mais je refuse. Je m'excuse et retourne travailler. Marcel s'installe à ma droite. J'adore voir son excitation lorsqu'il me repère. Voir ses gros doigts se remuer, l'entendre balbutier en essayant de trouver une autre insulte. Et lorsqu'il la crie, j'aime entendre son rire pitoyable qui suit à chaque fois, comme programmé. Son cœur peut enfin redescendre après avoir, au moins, eu un sourire de la part de mes collègues. Je le préfère ce Marcel.

J'entends Madame Lafringe aboyer de l'autre côté de ma porte. Elle est venue m'apporter ma tarte aux pommes, mais elle tient également une boîte rectangulaire dans sa main droite. La boîte a l'air légère et négligeable. Une de ses boîtes dans lesquelles on met des contrefaçons, mais celle-ci me semble vieille. Je suis intrigué par les égratignures; le sigle du temps. Celui qui avait possédé cette boîte avait dû beaucoup la chérir, mais la boîte n'avait pas pu échapper aux griffes de la fugacité.
«Elle vous appartient. Mon amie connaissait votre mère, elle vous a laissé cela. Elle est à vous».
Honnêtement, l'idée que Madame Lafringe pourrait avoir des amies ne m'avait jamais effleurée, à mes yeux elle avait toujours été la femme aux tartes. Et elle le demeurerait.
En mangeant ma tarte, j'ouvre la boîte. Je suis surpris par la noblesse du bijou. Une chaîne argentée simple, décorée d'une centaine de petites perles et de diamants. Comme des gouttes de pluie, les diamants semblent vouloir rompre, mais la chaîne défie la gravité. Le bijou parvient à égaler Vénus. Il semble porter le fœtus des mémoires d'un autre. Il est humain, il est personne. Par peur, je m'éloigne brusquement, le talisman chute. Mes mains, mes mains. Je plonge mes mains dans la tarte de Madame Lafringe. Elle est détruite. Tant mieux. Avec la pâte à moitié cuite toujours entre mes doigts, j'attrape l'objet et le renferme. Madame Lafringe le donnera à Florence. Je laisse donc la boîte devant sa porte avec un petit message: «Veuillez rendre à Mademoiselle Florence - Urgent».

Je n'enfile pas mon pantalon, je ne me brosse pas les dents. Je ne quitte pas ma boîte. Il faut que je voie le talisman redevenir bijou au cou de ma chère Florence. Cela va faire trois longueurs que j'attends, trois petites morts comblées. Toujours pas de Vénus. Où est-elle? Je ne me lève même plus pour aller me soulager, je reste cloué là, devant mon pire pêché. M'a-t-elle abandonné? Après tout, je ne suis que chair, elle est musique, enchantement. Elles le sont toutes. Ignorantes, mes belles jeunes filles. Elles ne sauront donc jamais ce qu'elles représentent à mes yeux. Pauvres filles.
On toque à ma porte. Je trouve à peine la force de me lever. Madame Lafringe a pourtant l'habitude de crier mon nom.


Lorsque j'efface le seuil tout me tombe dessus. C'est elle. Comment a-t-elle pu oser? Le choc me paralysa. Comme un gros rocher que des enfants jetteraient à l'eau sans réaliser qu'il pourrait la remuer, ma mer avait été violée. Mon visage devait se réconcilier. Je n'étais plus que tableau vierge. M'avait-elle volé mon humanité? Mon essence même? Mon visage se réconcilia au hasard. Mes joues à la place de mon front, mes yeux dans ma gorge, mes sourcils à la place de mon nez. Que m'a-t-elle fait? Elle a détruit mon monde entier. Que devient le désir lorsque l'on fait face à lui. Mon corps s'était tordu, mutilé inhumainement afin de pouvoir rêver de ce moment. Ce moment, elle me l'a volé. Je n'ai plus rien. Je suis nu. Je fonds sous ses cheveux blonds brûlants. Je rêve, cela ne peut être vérité, ne peut être destiné. Ses lèvres de carmin s'écartent lentement, puis redeviennent un. Me parle-t-elle? Elle tient le talisman à sa main droite.
Toutes ces années de martyre. Cette existence qui n'avait qu'elles pour but. Que me reste-t-il? Je lui ai tout donné et elle m'a trahi. Mais cette vénération n'aurait jamais suffi; le monde des chimères n'est pas le seul digne d'être habité. Ma langue doit caresser et goûter à leur rouge à lèvres, à quoi servirait-il sinon? À quoi nous servirait la gravité si ce n'était pour les garder soumises à moi? Ces géhennes ne tendaient qu'à elles; chaque œil que ce monde maudit a connu, chaque goutte de lumière et chaque nerf coulant à travers mon être tout entier n'existe qu'afin de les scruter. La télé n'est pas leur véritable prison, elles appartiennent à mes mots sucrés qui ont toujours fait rire les femmes d'un sourire embarrassé, mais invitant. Pourtant, mon moi ne saurait jamais faire mouvoir le train de leurs mouvements tout comme elles le font. Un ange ne répondra jamais aux demandes d'un collectionneur d'ailes. Ce désir ardent m'ôte toute chance de raison. Elles se constituent d'attributs qu'il est défendu d'ausculter, qu'elles restent donc dans leur brume virtuelle, et moi dans mon fauteuil. L'intermédiaire me parlera de vous, de vous Florence.
Mais à présent il est trop tard pour cela. Elle a semé le chaos dans mon imaginaire, tout est sens dessus dessous. Je ne suis même plus os et chair, il ne me reste plus que souffrance. Je suis enfin égal à la terre. Je m'apprête à rejoindre le Diable. Tant mieux. Il berce les vrais, ceux qui ont compris que dieu nous narguait. Par sa faute, nous nous sommes haussés à un niveau supérieur: l'humain. Pitoyable. Ils sont donc libres; ils tuent, ils incendient, ils insultent, ils vivent véritablement. Lorsque les torturés croupissent et gémissent dans le bitume noir de dieu, c'est bien dieu qui ordonne aux autres d'admirer ses cieux, ses cotons; son plus bel chef-d’œuvre. Tout cela au lieu d'offrir leur aide aux âmes torturées de ce monde, aux âmes comme moi.
Mais elle m'accompagnera, la descente en Enfer ne se fera pas seule. Je l'attrape donc par ce cou, que jadis j'admirais tant, et je ferme la porte derrière nous. Je ne pense à rien en l'étranglant. Elle hurle à travers ses yeux, elle me supplie. Je n'éprouve plus rien pour elle. Qu'elle souffre autant que je souffre. Elle finit par s'endormir. Elle ressemble à mes murs, elle s'est détachée de la télévision. Comment avait-elle pu me faire cela? Elle était ma préférée.
Je sors une bassine que je remplis avec de l'eau de Javel. Jusqu'à ce que l'eau de Javel déborde. Je caresse sa joue, puis je glisse ma main derrière son oreille afin de tenir le plus de cheveux possible entre mes doigts. Ses beaux cheveux blonds. Je plonge son visage entier dans la bassine. Elle se réveille d'un seul coup. J'aperçois des bulles d'air monter vers moi. Elle ne devrait pas essayer de hurler, tout le monde sait que les liquides dévorent les cris de détresse. Je la laisse donc respirer un coup. Son beau visage se déforme. Ma belle musicienne est devenue Marcel. Son compte à rebours semble avoir touché à sa fin. J'attrape donc un couteau.
«Ne vous inquiétez pas, je ne vous abandonnerai jamais!», je la rassure.
Je trace une ligne droite sur la longueur de mes deux avant-bras. Le blond brûlant de ses cheveux s'approprie mon rouge. Même ses yeux semblent soulagés par mon offrande, car après seulement la première goutte, elle tient ses yeux sous mes avant-bras.
«Ma pauvre, je vais bien m'occuper de vous», je chuchote à son oreille. Je la laisse donc goûter à mon être. Lorsque sa langue le reconnait, elle recommence à hurler, mais je ne l'entends plus. Ses cris stridents se mêlent à mon océan, elle ne le délimite plus. Où est passée mon écume? Où est passée ma Vénus?
«Maman! Maman... Maman», elle semble hurler en sanglotant. Je la prends dans mes bras et nous nous éteignons sur mon parquet.

 

 


 




Envoyé: 17:42 Sun, 24 October 2021 par: Viry Marie